Carte blanche à Gustavo Dudamel à l’Opéra de Paris – Sucettes au chorizo, mais pas que

Que le directeur de l’orchestre de l’Opéra de Paris ait souhaité rendre hommage à son propre patrimoine musical, rien de plus normal. On s’étonne néanmoins de la manière dont il s’y est pris, avec ce concert « Carte blanche » qu’il a décidé de saucissonner en infimes rondelles alternant œuvres vocales et pages instrumentales, en une succession de pièces courtes, voire brévissimes, comme si le public parisien – c’est peut-être le cas, après tout – était incapable de supporter des compositions d’une durée excédant dix, voire cinq minutes. D’où une certaine impression de décousu, renforcée par les contraintes qu’impose la captation audio et vidéo, des techniciens intervenant constamment pour déplacer les micros sur le plateau. Sans parler du fait que, parmi les partitions réunies, figure bon nombre de ce que les Anglo-Saxons appellent lollipops, « sucettes », ces mélodies séduisantes qui plaisent à coup sûr. Les sucettes ont, en l’occurrence, un goût de chorizo puisqu’elles sont très majoritairement hispaniques : même lorsqu’on s’éloigne de l’Espagne et de l’Amérique du sud, on y revient indirectement, « Youkali », composé par Kurt Weill lors de son séjour parisien, étant écrit sur un rythme de habanera, et le duo extrait de West Side Story réunissant deux Latino-Américaines, Maria et Anita. Leonard Bernstein est très présent dans ce concert, depuis un réjouissant « Dance Episode » tiré de On the Town, jusqu’à une assez terne valse composée en 1980 dans le cadre de son Divertimento pour orchestre, sans oublier un des sommets de Trouble in Tahiti, « Island Magic ». Et puisque la fin de carrière de Kurt Weill se déroula aux Etats-Unis, le concert inclut aussi le fameux « Ice-Cream Sextet » de son opéra Street Scene.

C’est avec ce sextuor, juste avant l’entracte, que la soirée s’anime enfin. En effet, jusque-là, la sauce ne prend pas vraiment. Curieux choix qu’une chanson en français (« J’oublie »), pour défendre les couleurs d’Astor Piazzolla, et étrange idée de la faire interpréter avec un micro par Alejandro Baliñas Vieites, bien plus convaincant dans « Mi barca vieja » tiré de la zarzuela La Galeota de Salvador Codina (1948). Margarita Polonskaya a à peine le temps de déployer sa voix dans les deux minutes trente que dure « La Rosa y el Sauce » de Carlos Guastavino (1942). Seule Martina Russomanno a véritablement le loisir de ravir les oreilles du public : on ne lui tiendra pas rigueur de ne pas strictement respecter les désirs de Villa-Lobos, qui souhaitait que la reprise de l’Aria de la cinquième des Bachianas Brasileiras soit chantée bouche fermée, et l’on retiendra surtout la beauté de ses aigus et la sensibilité de son interprétation de « La Maja y el Ruiseñor » extrait de Goyescas. Mais pourquoi ne lui laisser chanter qu’un numéro des Dos cantares populares d’Obradors ? Restés jusque-là en coulisse, trois autres membres de l’Académie de l’Opéra de Paris rejoignent leurs camarades à la fin de la première partie, et c’est d’ailleurs le sextuor de Kurt Weill qui sera redonné une heure plus tard en bis, tous étant emportés par la verve de Thomas Ricart et par l’accent italien avec lequel son personnage fait en anglais l’éloge de la crème glacée.

A propos d’accent, un petit désaccord oppose Maria et sa cousine Anita dans le duo « A boy like that » : si Margarita Polonskaya adopte le traditionnel accent latino pour Maria, Marine Chagnon, en revanche, semble chanter dans un anglais américain orthodoxe, décalage qui peut surprendre mais ne gâte rien à la musicalité des interprètes. La soprano russe revient pour la « Canción de Paloma », un des tubes de la zarzuela, extrait du Barberillo de Lavapiés de Barbieri (1874), tandis que la mezzo-soprano française s’attaque avec beaucoup d’abattage au monologue de Dinah dans Trouble in Tahiti. On se laisse finalement bercer par le « Youkali » conclusif, bien qu’un peu long, avec son texte maintes fois répété, ici partagé entre les six chanteurs.

Que la zarzuela ou Kurt Weill soient les bienvenus au Palais Garnier, c’est une très bonne chose. Mais il devrait y avoir moyen de les y accueillir de manière un peu plus cohérente.

Les artistes

Martina Russomanno, Margarita Polonskaya, sopranos
Marine Chagnon, mezzo-soprano
Thomas Ricart, ténor
Andres Cascante, baryton
Alejandro Baliñas Vieites, basse

Orchestre de l’Opéra national de Paris, dir. Gustavo Dudamel

Le programme

Carte blanche à Gustavo Dudamel

Heitor Villa-Lobos
Bachianas brasileiras n°5
Aria – Cantilena en la mineur
Dança – Martelo en do majeur

Leonard Bernstein
Divertimento pour Orchestre
II: Waltz – Allegretto, con grazia

Astor Piazzolla
Oblivion – arrangement pour orchestre de Frantisek Janoska

Carlos Guastavino
La Rosa y el sauce

Enrique Granados
Goyescas
Tableau I, scène 4 : Intermezzo

Fernando Obradors
Canciones clásicas españolas vol. 1
« Del cabello más sutil »

Salvador Codina
La Galeota
« Romanza de Saúl : Mi barca vieja« 

Enrique Granados
Goyescas
« La Maja y el Ruisenor »

Kurt Weill
Street scene
Acte I : « Ice Cream Sextett »

Leonard Bernstein
Trouble in Tahiti
Scène 6 : « What a movie! »

Francisco Asenjo Barbieri
El barberillo de Lavapiés
Acte I : « Como nací en la calle de la Paloma »

Leonard Bernstein
West Side Story
« A boy like that »

Horacio Salgán
Tango a fuego lento

Leonard Bernstein
On the town
Acte I : « Times Square Ballet »

Kurt Weill
Marie Galante
« Youkali »

Concert du 25 janvier 2023, Palais Garnier.