Retour très attendu de la diva roumaine à Paris
Un partenaire à part entière
Si nos souvenirs sont bons, la dernière apparition d’Angela Gheorghiu sur une scène parisienne remonte au récital de juin 2018 à l’Opéra Garnier, précédé des glorieuses représentations d’Adriana Lecouvreur à Bastille, l’été 2015. Ce retour était donc d’autant plus attendu de ses fans qu’une si longue absence a dû leur sembler quelque peu injustifiée.
Suivant sa générosité coutumière – dont elle n’a pas toujours été payée de retour –, elle revient dans l’immense salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris en compagnie du jeune ténor Jonathan Tetelman, vraisemblablement afin de donner un petit coup de pousse à la carrière de ce dernier. Celui qui aurait pu être un humble support au concert de la diva se révèle, en fait, un partenaire à part entière, les deux interprètes partageant le plus harmonieusement du monde les douze morceaux du programme : quatre airs chacun(e), quatre duos. Équilibre que l’on retrouve également dans l’alternance des répertoires, italien et français, du moins pour ce qui est des extraits solistes, les duos étant tous dans la langue de Dante.
C’est dans son véritable répertoire qu’excelle la cantatrice
Devant visiblement lui permettre de se chauffer la voix, la cavatine de Tommaso Giordani est abordée par la cantatrice roumaine de manière assez anguleuse dans les passages les plus problématiques. Et sa Carmen, quoique très vériste, n’est pas exempte d’une certaine affectation qui ne sied guère au personnage. Son français est d’ailleurs perfectible, surtout dans l’aria de Chimène qu’elle investit d’une façon extrêmement intense, culminant dans un rubato magistral. Cependant, c’est dans son véritable répertoire qu’elle excelle, comme dans l’air de la Manon puccinienne, à la ligne somptueusement conduite et aux pianissimi particulièrement expressifs. Ainsi des duos. La voix se libère dans l’agitato d’Adriana et de Maurizio où la complicité entre les deux chanteurs se révèle être sans faille et ouvre le chemin menant du concert à l’opéra. Avant de s’épanouir dans la scène de l’église Sant’Andrea della Valle de Tosca. L’osmose entre les artistes est alors à son comble dans le largo sostenuto de La Bohème, dont on privilégie l’aspect intimiste, et le finale d’Andrea Chénier est passionnément vécu.
Espérons réentendre bientôt ce ténor à la scène
À ses débuts parisiens, son acolyte est un Comte de Saxe des plus solaires, dont le portamento se mesure à la jauge du souci qu’il étale afin de ne pas couvrir sa consœur. Lumineux dans un Cavaradossi au legato prodigieux, il sait savamment conjuguer phrasé et puissance. D’ailleurs, avec le ténor américain nous sommes aussitôt au théâtre, tant son engagement dans les personnages qu’il incarne est enflammé. Le volume déployé dans le récitatif de Macduff n’entache jamais l’intelligence du texte, énoncé dans une diction exemplaire, pour un air qui fait aussi la part belle aux effets vocaux. Si son français est excellent et sa présence magnétique, son Don José reste pour le moment quelque peu en devenir. Tandis que son Enzo de La Gioconda, plutôt contenu, se singularise surtout dans le haut du registre et son Werther grâce à un accent opulent.
Dans la salle, nous avons aperçu Alexander Neef, le directeur général de l’Opéra national de Paris. Espérons qu’il a été convaincu par le concert de ce soir et que nous aurons bientôt l’occasion de réentendre Jonathan Tetelman à la scène. Ce n’est pas la première fois que Première Loge apprécie ce remarquable ténor : son Stiffelio strasbourgeois avait bouleversé Stéphane Lelièvre en 2021. En mai dernier, il nous avait fasciné dans I due Foscari à Florence ; et son album récemment paru chez Deutsche Grammophon a très bien été accueilli par la critique.
Frédéric Chaslin et le Belgian National Orchestra ne sont pas là que pour servir nos deux chanteurs. La direction limpide du chef sait mettre en valeur la variété des couleurs, notamment dans les crescendi de Respighi et de Lalo, enjoué le premier, épique le second. Saluons, en passant, le choix de pièces moins fréquentées, comme dans ces deux cas. Une mention particulière pour la flûte et les vents chez Bizet, pour les vents et les cordes dans une Danse des heures par ailleurs plutôt mesurée.
Bis à l’enseigne de la facilité : « O mio babbino caro » de Gianni Schicchi pour Angela Gheorghiu, dont on retrouve le soin pour la ligne de chant, « No puede ser » de La tabernera del puerto (Pablo Sorozábal) pour Jonathan Tetelman, renouant avec l’aigu, « Granada » pour les deux. Puisque cela plaît au public…
Angela Gheorghiu, soprano
Jonathan Tetelman, ténor
Frédéric Chaslin, direction
Belgian National Orchestra
Ottorino Respighi – Burlesca P 59
Tommaso Giordani – « Caro mio ben » (Angela Gheorghiu)
Giuseppe Verdi – Macbeth, « O figli… Ah, la paterna mano » (Macduff) Jonathan Tetelman
Francesco Cilea – Adriana Lecouvreur, « Ma dunque, e vero? » (Adriana, Maurizio)
Georges Bizet – Carmen Suite n° 1, Prélude et Aragonaise
Carmen, « La fleur que tu m’avais jetée » (Don José) Jonathan Tetelman
« Habanera » (Carmen) Angela Gheorghiu
Giacomo Puccini – Tosca, « Mario Mario Mario! » (Tosca, Cavaradossi)
Amilcare Ponchielli – La Gioconda, Danse des heures
« Cielo e mar » (Enzo) Jonathan Tetelman
Giacomo Puccini – Manon Lescaut, « In quelle trine morbide » (Manon) Angela Gheorghiu
La Bohème, « O soave fanciulla » (Rodolfo, Mimlì) Jonathan Tetelman
Édouard Lalo – Roi d’Ys, Ouverture
Jules Massenet – Le Cid, « Pleurez, mes yeux » (Chimène) Angela Gheorghiu
Werther, « Pourquoi me réveiller » (Werther) Jonathan Tetelman
Umberto Giordano – Andrea Chénier, « Vicino a te » (Chénier, Maddalena)
Paris, Philharmonie-Grande salle Pierre Boulez, samedi 28 janvier 2023