À la Bibliothèque La Grange-Fleuret s’est tenue hier soir (jeudi 16 février) une table ronde-concert animée par Tristan Labouret, autour de La Tragédie de Salomé de Florent Schmitt. Une formule aussi originale que plaisante et convaincante, puisque les propos des musiciens en présence – le chef Julien Masmondet, le compositeur Fabien Touchard, le pianiste Philippe Hattat, le trompettiste Arthur Escriva, la flûtiste Marie Laforge (qui a brillamment interprété l’étonnant Prologue à La Tragédie de Salomé composé par Fabien Touchard) – ont régulièrement été étayés, illustrés, prolongés par des extraits musicaux tantôt joués en direct pour le public, tantôt diffusés à partir de l’enregistrement de cette même œuvre tout récemment parue chez B. records. Mais les auditeurs présents ont également eu la surprise d’entendre certaines performances de nature hybride, où la musique live s’est mêlée de façon inattendue à la bande enregistrée, avec à la clé un résultat étonnant, comme dans la vocalise gravée pour le CD par Sandrine Buendia et accompagnée au piano par Philippe Hattat.
Une originalité formelle que n’auraient reniée ni Les Apaches première génération (ceux de la société fondée en 1900, composée d’artistes qui se réunissaient chaque semaine chez Paul Sordes, Tristan Klingsor ou Maurice Delage), ni la danseuse Loïe Fuller, créatrice de La Tragédie de Salomé, toujours à l’affût de nouveautés techniques, esthétiques, artistiques !
(À droite, Loïe Fuller répétant dans le jardin de sa maison vers 1900, Houghton Library, Harvard University)
Même s’il s’agissait avant tout pour les artistes de donner une visibilité au très bel album venant de paraître, cette rencontre a été bien plus qu’un simple moment de promotion : les musiciens ont saisi cette occasion pour défendre cette œuvre en particulier, vraiment superbe et encore trop peu connue, mais aussi plus généralement son auteur, le compositeur Florent Schmitt (1870-1958), de même que d’autres musiciens français du début du siècle, de grande valeur, mais que la notoriété immense de Debussy ou Ravel a parfois quelque peu rejetés dans l’ombre.
Alors que la création française de la Salomé de Strauss vient tout juste d’avoir lieu au Châtelet (le 8 mai 1907), Schmitt propose donc sa vision de la légende biblique quelques mois plus tard, le 9 novembre, au Théâtre des Arts à Paris. L’intérêt de la démarche entreprise par le chef Julien Masmondet réside dans le fait de nous faire entendre non pas la suite symphonique pour grand orchestre (que Schmitt tirera de son œuvre trois ans plus tard), mais l’œuvre originale elle-même, telle qu’elle fut créée au Théâtre des Arts. À la rutilance et au tragique straussiens, Schmitt oppose un langage et un dramatisme très personnels, certes ancrés dans la mouvance debussyste si prisée à l’époque, mais sans pour autant jamais donner dans l’hommage stérile ou, encore moins, le plagiat. Tour à tour sensuel, sombre, raffiné, lumineux, dramatique, son orchestre porte le drame et assure la narration : la voix n’est en effet sollicitée qu’exceptionnellement, de façon fugitive (lors des « Enchantements sur la mer »), et sans le recours aux paroles – le soprano ne chantant qu’une longue et magnifique vocalise, dont les mélismes empreints de mystères sont superbement rendus par la voix fraîche et sensuelle de Sandrine Buendia.
Le chef et les instrumentistes ne tarissent pas d’éloges sur le talent de Schmitt, grâce auquel la formation orchestrale, de taille modeste (une vingtaine d’instrumentistes, la fosse du Théâtre des Arts ne pouvant en contenir davantage) tantôt sonne comme un véritable orchestre symphonique, tantôt fait entendre une légèreté et un ciselé quasi chambristes. Cet effectif relativement réduit, expliquent Julien Masmondet et Arthur Escriva, permet aux musiciens tout à la fois de se fondre dans l’ensemble, et d’avoir la visibilité/d’assumer la responsabilité d’un soliste. De fait, si le très talentueux Philippe Hattat fait sonner au piano (un superbe Steinway… 1907 !) certains thèmes ou motifs, analysés et commentés de façon éclairante et très pédagogique par Julien Masmondet, l’écoute de la version orchestrale enregistrée permet par la suite de saisir toute la finesse et toute la richesse de l’orchestre de Schmitt, avec entre autres exemples, des « Enchantements sur la mer » aux couleurs tout à tour transparentes, chatoyantes, délicatement irisées, qui semblent littéralement mettre en sons le caractère morcelé, évanescent du miroitement du soleil sur l’eau. Philippe Hatta ne se contente pas par ailleurs d’illustrer les propos de Julien Masmondet par de micro-interventions : certaines pages importantes et difficiles (la « Danse des Perles », la « Danse de l’Effroi ») lui reviennent également, et il s’en acquitte avec un tel brio qu’on en vient à espérer un enregistrement de cette version de l’œuvre pour piano (une réduction écrite par Florent Schmitt lui-même).
Bref, après les représentations données en 2021 à Rungis, Rochefort, Avignon et Paris (Théâtre de l’Athénée), démonstration a été faite, une nouvelle fois, de la grande qualité de ce « drame muet en deux actes ». Pour vous en rendre compte par vous-même, rendez-vous prochainement sur la plateforme b.concerts, où cette émission sera diffusée ; ou, mieux encore, procurez-vous le très beau CD enregistré par Les Apaches pour découvrir ou redécouvrir cette œuvre rare. Et espérons que le spectacle de 2021 puisse faire l’objet de reprises !