À la Philharmonie de Paris, les Arts Florissants et les solistes de William Christie déploient les couleurs chatoyantes et changeantes de l’oratorio Les Saisons de Joseph Haydn
« Y a plus de saisons, ma bonne dame ! » C’est l’un de ces refrains inusables qui ponctuent sur les marchés les menus propos qu’échangent chalands et vendeurs lorsque le temps fait des caprices. Hier soir à la Philharmonie de Paris, William Christie et sa phalange nous ont au contraire présenté des Saisons au caractère bien tranché avec cet oratorio profane de Haydn qui en exalte les attributs et les rituels et peint la vie idyllique de trois paysans au sein d’une nature bienfaisante sous le regard bienveillant d’une divinité aimable vers laquelle aspire toute vie humaine. Il y a dans ce livret du baron Gottfried van Swieten, inspiré du poème The Seasons (1730) de l’Écossais James Thomson, immortel auteur des paroles du Rule Britannia, un côté Riches Heures du Duc de Berry où à chaque mois correspond une activité des champs traditionnelle, structurant ainsi de manière rassurante le passage du temps et le cycle immuable de vie et de mort. Si cette vision idyllique d’une Angleterre comme « green and pleasant land », héritée de la pastorale, peut se comprendre en 1730, cinquante ans avant le début de la Révolution Industrielle (voyez le double portrait de Mr and Mrs Andrews de Gainsborough de 1750) on pourra s’interroger sur sa validité en 1799, alors que l’Europe pâtit des soubresauts de la Révolution française (Campagne d’Italie 1799-1800), que le Directoire déclare la guerre aux Habsbourg et que Bonaparte mène son coup d’état de Brumaire.
Thomas Gainsborough : Mr and Mrs Andrews, 1750 (The National Gallery)
Mais c’est aussi une image du monde rural que Haydn a connu dans son enfance à Rohrau ou à Esterhaz qu’il se remémore au soir de sa vie.
Sans ligne de force dramatique, l’oratorio est construit comme une juxtaposition de vignettes de la vie paysanne selon les saisons, — hymne au printemps, scène de labour, air du berger assemblant ses bêtes, hymne au soleil, orage, chœur de chasse, chœur des vendanges et chœur des fileuses—, dans lesquelles s’insère le duo des amours des jeunes premier, Hanne et Lucas, et les réflexions métaphysiques de Simon, laboureur philosophe. Le drame vient de l’interaction entre les solistes, et les solistes et le chœur. La partition mêle avec bonheur musique populaire, parfois imitative, musique savante et descriptive, avec de nombreuses fugues à la polyphonie complexe et des introductions orchestrales au début de chacune des quatre parties, chargés de créer un climat chaque fois différent.
Il est assez rare de voir William Christie diriger un orchestre préromantique et il a dû se faire plaisir à diriger cette partition chatoyante, à la palette orchestrale riche de contrastes, en adoptant des tempi assez allants ou en les étirant parfois à la limite du raisonnable à des fins expressives. Il aime à mettre en valeur les parties internes des pupitres sans perdre de vue la ligne et la prégnance du texte musical. Il avait choisi la version de la création au Palais Schwarzenberg avec les bois par 2, jauge quasi mozartienne, et on pouvait se demander comment orchestre et solistes allaient remplir l’immense volume de la salle Pierre Boulez de la Philharmonie. Ces craintes ont été rapidement dissipées, dès l’entrée des excellents solistes. Leur rôle n’est pas mince car ils doivent maîtriser une grande variété d’expressions musicales, récitatif secco avec le continuo, récitatif accompagné, arioso, cavatine d’opéra ou air strophique de singspiel. Ana Maria Labin a mis tout son talent de fine mozartienne à défendre le rôle de Hanne, tour à tout enjouée et mutine, rêveuse et émue, avec un grand soleil dans une voix toujours bien menée, chaude et légère, agile dans les rares vocalises serrées de sa partie. Le ténor Moritz Kallenberg, ancien lauréat de l’Académie du Jardin des Voix fondée par William Christie et Paul Agnew, offrait un timbre rayonnant et pur mais il m’a semblé péché par excès de nuances pianissimo qui se perdaient parfois dans l’immensité de la salle. Il a su évoquer avec justesse la nature succombant sous la canicule de l’été et nous communiquer l’angoisse du voyageur égaré piétinant dans la neige. Avec sa complice Ana Maria Labin il a formé un couple d’amoureux convaincant et touchant. Le baryton-basse Sreten Manojlović, autre lauréat de l’Académie du Jardin des Voix, campait d’abord avec vaillance et légèreté le fermier Simon au labour, le berger rassemblant ses bêtes puis le chasseur à l’affut avant de nous révéler tout l’éclat du diamant noir de sa voix pour la méditation désabusée sur la fragilité de l’existence humaine et la perspective de la tombe, où Haydn voyait un reflet de sa propre existence.
Le chœur, magnifiquement préparé par Thibaut Lenaerts, a su passer de la riche polyphonie des fugues complexes qui ferment Le printemps et L’hiver à la franche gaieté du chœur des vendangeurs et il est dommage que le public ne l’ait pas applaudi alors, devant tant d’énergie et verve maîtrisée et communicative, attendant sagement la fin de la seconde partie pour manifester son enthousiasme. Dommage aussi que des impératifs économiques ne permettent qu’une seule exécution de cette très belle œuvre. J’aurais bien repris un petit verre de Tokay.
Hanne, la fille : Ana Maria Labin
Lucas, jeune paysan : Moritz Kallenberg
Simon, un fermier : Sreten Manojlović
Les Arts Florissants
William Christie direction
Les Saisons (Die Jahreszeiten)
Oratorio profane, Hob.XXI.3, de Joseph Haydn (1801)
Philharmonie de Paris, mercredi 22 mars 2023