PHILHARMONIE DE PARIS : LA VOIX GLORIEUSE D’ASMIK GRIGORIAN
C’est une chose entendue désormais pour les lyricophiles du monde entier : chaque apparition sur scène d’Asmik Grigorian fait l’effet d’un uppercut reçu en pleine face dont on ne sort pas indemne. Le concert donné samedi dernier à la Philharmonie de Paris, au cours duquel l’inclassable soprano lituanienne a délivré sous la direction engagée de Fabien Gabel à la tête du philharmonique de Radio France, de mémorables interprétations du monologue de Chrysothémis d’Elektra et de la scène finale de Salomé, s’inscrit dans la série de ces instants suspendus que l’on n’est pas prêt d’oublier de si tôt.
En dépit de la modification d’un programme qui, compte tenu de l’annulation de Mikko Franck, ne nous aura hélas pas permis d’entendre le fragment symphonique tiré de La légende de Joseph – rare témoignage d’un Richard Strauss compositeur de ballet, en 1914, pour la troupe de Serge Diaghilev -, le choix des quatre interludes symphoniques adaptés d’Intermezzo plonge d’emblée l’auditeur dans la pâte sonore qui caractérise l’œuvre orchestrale du musicien bavarois : flamboyance vif-argent des violons dans un tempo de valse fulgurant, profondeur pénétrante des violoncelles, moment suspendu d’un instrument soliste (ici la clarinette émouvante de Jérôme Voisin). L’apologie de la vie quotidienne et bourgeoise, au centre de l’opéra Intermezzo, ici magnifiée par l’orchestre, se retrouve au centre du propos de Chrysothémis, sublimé cette fois-ci par la voix humaine de celle qui réclame un destin de femme et fait le choix de la vie (« Ich bin ein Weib und will ein Weiberschicksal ! Viel lieber tot als leben und nicht leben »).
Dans une robe jaune à larges épaules, lunettes de soleil rivées, semblant sortie d’un film italien des années cinquante, Asmik Grigorian ne fait qu’un, d’entrée de jeu, avec les cordes du Philharmonique de Radio France qui chantent avec elle l’exaltation de Chrysothémis : ici, la voix de la soprano lituanienne franchit sans difficulté apparente le mur de l’orchestre et s’élève avec un aplomb qui cloue l’auditeur à son fauteuil jusqu’à un long si bémol aigu que l’on n’est pas prêt d’oublier!
Après une danse des sept voiles qui permet de goûter les mélismes d’un orchestre rutilant dont la baguette du parfaitement efficace Fabien Gabel sait mettre en évidence les divers pupitres (en particulier le hautbois d’Olivier Doise et la flûte de Mathilde Calderini, tous deux capiteux et enivrants à souhait), la troublante Asmik Grigorian revient en scène pour délivrer à un public subjugué l’une des scènes finales de Salomé les plus époustouflantes que nous ayons entendues depuis longtemps… loin par exemple devant celle de la dernière édition du festival d’Aix-en-Provence !
C’est véritablement ici que le sens du mot « glorieux » pour désigner la voix de cette artiste trouve tout son sens : la projection de l’instrument, en effet, est d’un aplomb guerrier qui impressionne par son endurance tout au long des quelque quinze minutes de ce marathon musical. Au-delà d’un médium somptueux et d’un aigu véritablement électrisant, Asmik Grigorian se plaît à dégager, à plus d’une occasion, par l’expression de son visage – renforcé ce soir par le port de ses lunettes ne dévoilant rien de ses yeux – ou par un simple mouvement de tête, des attitudes inquiétantes qui nous font éprouver la formidable princesse de Judée qu’elle peut être sur scène.
Le public de la grande salle Pierre Boulez, KO mais heureux, rappelle à de nombreuses reprises la triomphatrice de la soirée, plus que jamais artiste hors du commun.
Rendez-vous est d’ores et déjà pris pour réentendre Asmik Grigorian en France : à la salle Gaveau, le 21 mai, au festival d’Aix-en-Provence le 9 juillet et, en septembre prochain à nouveau à la Philharmonie de Paris, dans les Quatre derniers lieder.
Asmik Grigorian, soprano
Orchestre philharmonique de Radio France, dir. Fabien Gabel
Hélène Collerette, violon solo
Richard Strauss (1864-1949)
Intermezzo (1924) : Quatre interludes symphoniques
Elektra (1909) : Monologue de Chrysothémis
Salomé (1905) : Danse des sept voiles et scène finale
Concert du samedi 1er avril 2023, Philharmonie de Paris