On pressentait vivre un instant suspendu entre Asmik Grigorian et Sir Antonio Pappano dans les Quatre derniers lieder de Richard Strauss donnés pour ce dernier concert du maestro anglo-italien en tant que directeur musical de l’orchestre de l’Académie Nationale Sainte Cécile de Rome. Nous avons bien eu cet instant mais c’est bien au-delà encore que cette soirée, en tout point exceptionnelle, restera gravée dans les mémoires de ceux qui auront eu le bonheur d’y assister.
Antonio Pappano, « son » orchestre et le public romain : une histoire de famille.
Dès l’instant où Antonio Pappano pénètre sur la scène du magnifique auditorium du parc de la musique Ennio Morricone et qu’il prend le micro pour annoncer à son « caro pubblico » – comme il le désigne – que, cette fois-ci, c’est la dernière fois qu’il monte sur le podium en qualité de directeur musical de l’orchestre de l’Académie Sainte Cécile de Rome, l’un des plus anciens d’Europe (1585), dont il est le directeur musical depuis dix huit ans, il est subitement interrompu par un tonnerre d’applaudissements et de « Bravo maestro ! » émanant de toutes les parties de la salle. Visiblement ému, le chef fait acte de pédagogie – ce dont on le sait familier ! – expliquant au public avec un évident plaisir l’œuvre de commande avec laquelle ce dernier concert va débuter : Dosàna nóva de Claudio Ambrosini (né à Venise en 1948). Sorte de poème symphonique d’une quinzaine de minutes, l’œuvre est construite autour de reflets sonores, ici directement inspirés par l’environnement de la lagune – Dosàna désigne dans le dialecte vénitien la marée basse – que le maestro replace dans un ensemble de métaphores musicales aquatiques courant de Rimski-Korsakov jusqu’à Benjamin Britten, en passant évidemment par Debussy, Ravel ou encore Vaughan Williams… Jamais submersive, cette vague épouse au contraire les divers pupitres et semble souvent se laisser conduire par eux – avec une focale sur les percussions et le piano – pour dégager une œuvre aux proportions harmonieuses qui, au final, est moins descriptive que projective de la relation quasi-physique du compositeur avec le matériau sonore à sa disposition. Le renouvellement continue de l’eau vénitienne, comme onde positive et libératoire, enfle jusqu’à générer une onde orchestrale immense qui finit par s’évanouir aux cordes dans un souffle d’inspiration-expiration, obtenu en passant l’archet sur le bord de l’instrument.
Au moment des applaudissements, nourris et continus pour une création mondiale, Antonio Pappano fait venir sur scène le compositeur, présent dans la salle, et partage avec lui ce premier moment d’une soirée qui va désormais aller crescendo dans l’enthousiasme du public.
Une musique qui côtoie les sommets : les Quatre derniers lieder selon Asmik Grigorian et Antonio Pappano
L’état de grâce avec lequel s’est déroulée l’exécution de ce dernier chef d’œuvre de Richard Strauss ne peut faire l’objet d’un compte rendu fidèle tant les mots manquent ici…
Dans une forme vocale aussi éclatante que celle dans laquelle nous l’avions laissée à la Philharmonie de Paris quelques semaines auparavant – déjà dans un programme Strauss ! – Asmik Grigorian entre immédiatement dans l’assemblage génial des textes et de la musique de ces mélodies – comme peu de ses collègues actuelles peuvent le faire – et confère à chacun de ces joyaux sa dimension d’exception. Avec une interprète de cette trempe, Frühling apparait totalement comme un printemps traduisant un état d’âme profondément engagé qui n’entre cependant jamais en conflit avec l’émerveillement diffus du poème d’Hermann Hesse. De September, Asmik Grigorian fait une sorte d’hymne à l’impermanence de l’être, s’empêchant ici tout débordement lyrique et tout portamento, allant même jusqu’à éliminer toute expression du corps. Dieu merci, la chanteuse lituanienne a laissé, ce soir, dans sa loge les fameuses lunettes avec lesquelles elle a chanté, le 1er avril dernier, tout son programme parisien, ce qui permet au public romain de contempler ce regard qui, à lui seul, avec sa voix, devient ici vecteur d’expression de la moindre inflexion mélodique. Beim Schlafengehen (Au moment d’aller dormir) est, pour nous, incomparable de beauté, d’intensité et de technique. Au-delà, c’est sans doute ici le moment où les fulgurances vocales de la chanteuse, la poésie de la baguette de Pappano et la splendeur du toujours attendu solo du premier violon (Carlo Maria Parazzoli) fusionnent en pur moment de bonheur et donnent, un bref instant, à la notion de réussite totale du maestro dans son contrat avec l’Académie Sainte Cécile son sens le plus puissant. Il revient à Im Abendrot (Dans la lueur du soir) d’éteindre avec une mélancolie non gâtée par de quelconques regrets les lumières de ces lieder : la voix d’Asmik Grigorian, se fait là d’une beauté crépusculaire quasi-surnaturelle et vient s’unir à l’expression d’un visage et au tapis sonore d’un orchestre au sommet.
Le concert aurait pu s’arrêter là : il aurait été bref mais d’une intensité peu commune. Pourtant, c’est après la pause qu’Antonio Pappano et l’orchestre de l’Académie Sainte Cécile nous réservent une véritable apothéose musicale…
La dixième de Dmitri Chostakovitch comme cadeau « final » du roi de Rome
Première œuvre dirigée en 2002 par un Antonio Pappano alors chef invité par l’Académie Sainte Cécile, la dixième symphonie de Chostakovitch est indiscutablement une œuvre avec laquelle notre maestro se sent à son aise ! Ici, le son riche et iridescent de la phalange romaine, la précision incroyable de toutes les sections des cordes, la personnalité des bois (irrésistibles sonorités de la clarinette d’Alessandro Carbonare et du basson d’ Alejandra Rojas Garcia), la solidité des cors, la puissance jamais froide des cuivres et des percussions, font de cette exécution une version de référence. Dans le long et colossal premier mouvement Moderato, les couleurs les plus sinistres parviennent à rester soyeuses et mettent en pleine lumière l’extrême modernité de la partition. L’Allegro, d’une brutale vélocité pour évoquer le portrait sarcastique et féroce de Staline, fait progressivement place à l’Allegretto puis à l’Andante qui marquent le passage vers l’immense cri de libération que constitue cette œuvre, créée en 1953, année de la mort du dictateur. Pourtant, le dernier Allegro, s’il se fait de plus en plus écrasant, ne donne à voir qu’un optimisme de façade.
Pendant cette exécution, le regard du public converge souvent vers Antonio Pappano dont les stimuli et les divers tics d’expression trouvent systématiquement une réponse dans les sonorités incomparable d’un orchestre concentré et confiant dans le discours musical dans lequel l’entraîne son chef encore attitré pour ces quelques cinquante cinq minutes.
Le fracas du dernier accord ne marque pas seulement le début d’une ovation public debout et d’un triomphe indescriptible d’une vingtaine de minutes ni même du regard réciproque de gratitude que s’adressent musiciens et public mais, au milieu des bouquets de fleurs reçus par le maestro Pappano, il donne l’occasion à l’orchestre de dédicacer à « son » chef, surpris, l’exécution la plus émouvante qu’il m’ait été donné d’entendre du célèbre thème du Pomp and Circumstance n°2 d’Elgar, un thème que Sir Tony aura peut-être l’occasion de jouer lors du sacre de Charles III samedi 6 mai à l’abbaye de Westminster…
En cette fin de soirée pluvieuse du 15 avril, il n’y a pourtant qu’un seul roi de Rome : Antonio Pappano.
Les artistes
Asmik Grigorian, soprano
Orchestre de l’Académie Nationale de Sainte Cécile, dir. Antonio Pappano
Carlo Maria Parazzoli, violon solo
Claudio Ambrosini (1948)
Dosàna nóva, première exécution mondiale.
Richard Strauss (1864-1949)
Vier letzte Lieder (Quatre derniers lieder) pour soprano et orchestre (1946-1948)
Dmitri Chostakovitch (1906-1975)
Symphonie n°10 en mi mineur, op.93