Un Couronnement de Poppée fastueux au Théâtre des Champs-Élysées
Une production quasi miraculeuse de Il Nerone ossia l’Incoronazione di Poppea (Le Couronnement de Poppée) de Claudio Monteverdi au Théâtre des Champs-Élysées mercredi soir grâce à une distribution remarquable !
Ne cherchez pas ici un écho des fastes du sacre de Charles III à l’abbaye de Westminster au début du mois de mai, même si tout son rituel, ses costumes et ses musiques empruntent au théâtre. Pas de Sainte Ampoule ni d’onction sacrée puisqu’il s’agit du couronnement de Poppée, maîtresse de l’empereur Néron à l’issue d’une intrigue rondement menée qui comprend l’élimination de tous les obstacles à leur mariage, le philosophe Sénèque comme Ottavia, l’impératrice et épouse légitime, et Ottone, amant malheureux de Poppée, dans une relecture plaisante, matinée de philosophie cynique (le triomphe peu moral de l’Amour sur la Vertu et la Fortune) du livre XIV des Annales de Tacite.
Cet opéra de 1642 a déjà tout inventé : le mélange du tragique et du comique, la trame historique du « grand opéra » de Meyerbeer au XIXe siècle, le mélange des genres lyriques et bouffons, comme ce duo de soldats, acte I, scène 2, et ce trio de voix d’hommes « Non morir, Seneca, no ! » acte II, scène III, comme échappé du Turandot de Puccini, ou l’emprunt aux musiques de danse, et il annonce la virtuosité des castrats du siècle suivant. Mélange des genres aussi dans la distribution vocale, qui aurait enchanté le Shakespeare de Comme il vous plaira ou de La Nuit des rois. De manière à produire des parallélismes savoureux, les deux rivaux Nerone et Ottone sont deux contre-ténors et les deux rivales, Ottavia et Poppea sont nanties de deux confidentes âgées, Nutrice et Arnalta, rôles tenus par deux ténors.
L’opéra était présenté en version concert. Sur la scène nue du théâtre, le petit orchestre I Gemelli (douze instrumentistes, si j’ai bien compté) délimitait une aire de jeux dans laquelle évoluaient les chanteurs avec, dans son centre, le trône impérial, objet des convoitises de Poppea. Pas de décor donc, ce qui par les temps qui courent est peut-être une bénédiction, mais ce que Mathilde Etienne appelait modestement dans le programme une mise en espace suffisait largement à faire oublier son absence tant les chanteurs, habilement dirigés et totalement investis, habitaient cet espace et en jouaient avec un plaisir évident, à l’aise dans des costumes modernes qui indiquaient un emploi ou une classe sociale. Pas de réinterprétation moderne de costumes anciens mais tout ce dispositif, d’une éloquente sobriété, avait un autre avantage, celui de laisser parler la musique au lieu de chercher à imposer une lecture idéologique étrangère à un fort bon livret qui s’en charge déjà.
Que dire de l’excellente distribution ? Soulignons d’abord la cohérence de l’ensemble de ces voix aux belles couleurs, charnues et rondes, pour un opéra vénitien aux nuances Véronèse. Commençons par le chef, Emiliano Gonzalez Toro, ténor, qui dirigeait discrètement depuis le pupitre des violes de gambe et assurait successivement les rôles de Lucano, Soldato (un Soldat), Liberto (un Affranchi), Famigliare (un Familier), Tribuno (un Tribun) avec aplomb et une verve comique pleine de nuances. Lauranne Oliva, jolie voix fraiche de soprano, est passée du rôle un peu empesé de la Vertu à celui de Drusilla, âme primesautière et candide, alors que Natalie Pérez, mezzo-soprano, campait un Amour souverain (et vainqueur) puis un Valet au timbre plus piquant et querelleur. Mathilde Etienne, soprano, incarnait les caprices de la Fortune comme l’amoureuse ardeur de Dammigella, la Demoiselle d’honneur de l’impératrice. Alix Le Saux, mezzo-soprano, assurait avec élégance le rôle d’Ottavia et prêtait ses couleurs sombres aux douleurs comme aux fureurs de l’épouse outragée. Mari Eriksmoen, soprano, au timbre « double crème » et à la ligne de chant irréprochable et enveloppante, a apporté au rôle de Poppée les couleurs raffinées et très sensuelles de grande amoureuse dévorée par l’ambition, notamment dans le duo érotique avec Nerone, acte I, scène 10, méritant ainsi largement son couronnement. Pauline Sabatier, mezzo-soprano, dans le rôle de Venere (Vénus), la mère de l’empereur, complétait harmonieusement cette distribution féminine.
Côté hommes, Nicolas Brooymans, basse, prêtait sa haute taille, son aspect sévère et son timbre de bronze aux graves charnus et sonores au rôle d’un Sénèque volontiers sentencieux et amoureux de sa gloire. Eugenio di Lieto, basse, successivement Littore (un Licteur), Famigliare (un Familier), Consulo (un Consul) faisait merveille au cours de ses brèves apparitions, notamment dans le trio bouffe. Anders J. Dahlin, ténor, cumulait avec brio les rôles de la Nourrice, Soldato (un Soldat) et Famigliare (un Familier) et son compère Mathias Vidal, ténor, a apporté sa verve et son abattage au rôle d’Arnalta, enivrée de se voir bientôt à la cour. Reste les deux rivaux, les contre-ténors, Kacper Szelążek, Ottone, et David Hansen, Nerone. Voix de miel mordoré pour le premier, aussi convaincant en amoureux éconduit que travesti en femme, ligne de chant superbement conduite dans une tessiture assez confortable, il offrait un contraste saisissant avec le second. Timbre un peu rauque avec parfois la dureté du diamant dans une tessiture qui m’a semblé extraordinairement large avec des aigus très haut perchés, à la limite du cri mais bien timbrés, il présentait un Néron longiligne et implacable, laissant deviner le futur mégalomane chantant sur sa lyre alors que Rome brûle. Ce timbre s’harmonisait parfaitement avec celui de Mari Eriksmoen, sa complice dans le crime, donnant l’illusion d’un unisson parfait à l’issue de leur duo final.
Chose assez rare dans ce répertoire, le chef Emiliano Gonzalez Toro ayant décelé un blanc dans la partie de Nerone au cours de ce duo, il fut repris pour le plus grand plaisir de tous après la première série d’applaudissements, mettant un point final lumineux à ce superbe spectacle.
Nerone : David Hansen
Poppea : Mari Eriksmoen
Ottavia : Alix Le Saux
Ottone : Kacper Szelążek
Seneca : Nicolas Brooymans
Drusilla / Virtù : Lauranne Oliva
Amore / Valetto : Natalie Pérez
Damigella / Fortuna : Mathilde Etienne
Arnalta : Mathias Vidal
Venere : Pauline Sabatier
Nutrice / Soldato / Famigliare : Anders J. Dahlin
Littore / Famigliare Consulo : Eugenio di Lieto
Lucano, Soldato, Liberto, Famigliare, Tribuno : Emiliano Gonzalez Toro
Ensemble I Gemelli, dir. Emiliano Gonzalez Toro
Mise en espace : Mathilde Etienne
Il Nerone ossia l’Incoronazione di Poppea (Le Couronnement de Poppée)
Opéra en un prologue et trois actes de Claudio Monteverdi, livret de Gian Francesco Busenello d’après Les Annales de Tacite (Livre XIV), créé en 1642 à Venise.
Théâtre des Champs Élysées, représentation du mercredi 24 mai 2023