Miraculeuse GRISÉLIDIS à Montpellier
Une remarquable version de concert de Grisélidis de Massenet à Montpellier
Réhabiliter Grisélidis, conte lyrique médiéval de Jules Massenet : c’est le miracle qu’assume l’Opéra national de Montpellier. Avec une éclatante distribution, cette version de concert conduite par J.-M. Zeitouni est une découverte de choix, plébiscitée par le public. Le 4 juillet prochain, cette coproduction avec le Palazzetto Bru Zane sera exportée au TCE.
Du mystère au conte lyrique de Massenet, un Moyen âge fantasmé
Un opus méconnu de Jules Massenet ? Fantasmer le Moyen âge avant Pelléas et Mélisande ? Grisélidis fut créé au Théâtre de l’Opéra-Comique en 1901, faisant suite au succès de la féérie Cendrillon sur la même scène (1899) et précédant la création du Jongleur de Notre-Dame. Les librettistes Silvestre et Morand adaptaient leur propre Grisélidis, mystère créé à la Comédie-Française (1891) qui revisitait la légende médiévale fixée par Boccace dans le Décaméron. Ce récit sur la fidélité conjugale d’une châtelaine, entré dans l’imaginaire collectif depuis les Contes de Perrault se hissait sur la scène lyrique baroque avec plusieurs Griselda. Autour de 1900, lorsque le théâtre symboliste privilégie les réalités invisibles d’un Moyen âge éthéré avec Maeterlinck, le conte lyrique de Massenet exploite, lui, les codes de l’amour courtois et de la chrétienté à l’époque des croisades. Les codes plutôt que les symboles : une manière de se frayer une voie entre la couleur médiévale déjà prisée à l’opéra (La Dame blanche) et le nouveau courant symboliste.
Lorsque le marquis de Saluces doit quitter son château provençal pour la croisade en Terre sainte, sa jeune épouse Grisélidis et leur enfant Loys vont être éprouvés par le Diable qui surgit du triptyque de l’oratoire. Au fil des subterfuges ourdis par le Malin et sa diablesse Fiamina, la vertueuse Grisélidis résiste, bien que son amour de jeunesse (le berger Alain) la fasse vaciller. Quelques sonneries d’angelus et Ave Maria plus loin, le miracle de Sainte Agnès ramène à point l’enfant volé par le Diable. Si l’Esprit saint (chœur avec orgue) et la fidélité conjugale triomphent, c’est cependant le Malin qui conserve le dernier mot, dissimulé en passe-muraille. Voilà un clin d’œil subversif qui contrebalance la morale saint-sulpicienne à la poésie souvent désuète.
En 2023, l’intérêt de l’œuvre réside dans la dramaturgie pleine de relief que Massenet construit, exploitant tour à tour les registres lyrique, burlesque et religieux qu’il a expérimentés dans ses opus antérieurs. A l’instar d’un livre d’enluminures – les décors de Jusseaume en 1901 – ou de sculptures gothiques, les quatre tableaux déroulent une poésie envoutante. D’autant que leurs lumières magnifient le cadre provençal et son livre d’Heures.
Décor du prologue de Lucien Jusseaume (Opéra-Comique, 1901). Photographie publiée dans Le Théâtre, janvier 1902. © Bibliothèque du conservatoire de Genève. (Source : Palazzetto Bru Zane)
Par soir clair, le Prologue dans la forêt – analogue à l’introduction de Pelléas et Mélisande – installe l’univers provenço-médiéval avec ses hérauts autour de la gente dame. L’acte du pari entre le Diable et le marquis Croisé manie les contrastes de style autour du thème dramatique : la fidélité de l’épouse. L’aspect grimaçant du Diable, néanmoins « très bon enfant », s’oppose au noble lyrisme des époux (duo du serment de fidélité). Faire la part belle au couple diabolique et à ses stratagèmes, c’est tout le sel qu’offre ensuite le 2e acte et sa première scène surnaturelle sous les incantations du Malin. Il contient néanmoins l’air le plus pénétrant de Grisélidis (« La mer, et sur les flots toujours bleus ») et le duo d’amour le plus enflammé, celui du berger Alain et de l’héroïne, au soleil couchant. Tous les registres se précipitent dans le dernier acte, quitte à résonner en simultanéité. Ainsi du chant sardonique du Malin, en contrepoint du pathétique duo des châtelains en recherche de leur enfant. Les registres de la magie et du religieux se succèdent enfin lorsque le cataclysme orchestral – éclairs et tonnerre – prélude au miracle de Sainte Agnès. En outre, la dramaturgie tire parti d’une déclamation vocale pimentée de brefs mélodrames (du parler sur une trame orchestrale) ou de bribes parlées. Un véritable conte de la Belle Epoque !
La plénitude d’une version de concert
Sur le large plateau de l’Opéra Berlioz, cette version de concert bénéficie de la direction d’un spécialiste de Massenet, le chef d’orchestre québécois Jean-Marie Zeitouni. Face à l’Orchestre national de Montpellier, en grande formation, il s’emploie à faire briller l’éclectisme assumé de la partition. Les couleurs archaïques et modales (Prologue), le paroxysme orchestral (enlèvement de l’enfant Loys) ou encore les effets de stéréophonie entre scène et coulisse (chœur des démons du II) : tout résonne en adéquation avec les épreuves de la vertueuse Grisélidis. Et les trouvailles humoristiques ou sataniques, ciselées par l’orchestration, développent l’imaginaire de l’auditeur, comme le souhaitait le compositeur de La Damnation de Faust. Massenet s’emploie d’ailleurs à faire valser les Esprits convoqués par le Malin (2e acte) …. dans la veine de la Danse des sylphes ! Quant aux chœurs de voix invisibles, leur immatérialité renvoie évidemment au mystère (le genre). Concrètement, cet effet de coulisse est soigné par le Chœur de l’Opéra national de Montpellier.
Cette découverte de Grisélidis est magnifiée par une distribution idéale. Et performante en dépit de la « pression » qu’occasionne la captation devant micro (futur enregistrement discographique) pendant le concert. Adèle Charvet (la suivante Bertrade) cisèle avec art la canso introduisant la couleur médiévale, « En Avignon, pays d’amour », une des perles de l’opéra. Sa maîtrise du parler dans la lecture faite à sa maitresse de l’Odyssée propulse l’auditeur vers les lieux de mémoire que sont les rivages méditerranéens, d’Ulysse jusqu’aux croisades. Autre mezzo soprano, Antoinette Dennefeld (Fiamina) incarne la pittoresque comparse du Diable par le mordant de son chant tout en tenant la dragée haute au compère qu’elle rudoie avec gouaille. Leur verve dialoguée excelle en effet dans le savoureux duo de la dispute : la technique contrapuntique (néo-médiévale) se glisse dans les rythmes d’une danse néo-renaissante avec une parfaite complicité. Les seconds rôles masculins sont incarnés par le jeune baryton-basse Adrien Fournaison (écuyer Gondebaud), d’une belle véhémence, et par Thibault de Damas (le Prieur) dont la projection de baryton basse s’avère parfois un peu courte.
Au sein du quatuor des protagonistes, les amoureux de Grisélidis se taillent une place à égalité. La fermeté éloquente du baryton Thomas Dolié sied au rôle du Marquis aimant (duo du 1er acte), père sensible, mais personnage monolithique. Le ténor Julien Dran (Alain le berger) réussit l’exploit d’incarner le chant soit romantique (à la Werther), soit élégiaque de troubadour dans son intime rencontre avec Grisélidis (« Je suis l’oiseau que le frisson d’hiver », autre perle de l’œuvre). Pour chaque vocalité, l’artiste ménage des couleurs nuancées, comme il le réalisait dans la production de Déjanire de Saint-Saëns (Monte Carlo, 2022). Par ailleurs, Première Loge a brossé ici un portrait de la génération des Dran.
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Lucien Fugère dans le rôle du Diable de Grisélidis (Le Théâtre, 1901) © Bibliothèque du Conservatoire de Genève
Le baryton Tassis Christoyannis, est un Diable palpitant de vie, d’ironie et d’humour, à l’insolente santé vocale lors des incantations surnaturelles a cappella (2e acte). Son air virtuose d’apparition ( « J’avais fait, comme on dit, le diable sur terre ») intègre un chant bavard à la texture orchestrale d’une folle animation (des bassons échappés du Songe d’une nuit de sabbat) : quelle maestria ! Ailleurs, le chanteur comédien oriente le rôle vers le Falstaff verdien : mêmes appétits et faiblesses face à Fiamina qui le domine, à l’instar des commères de Windsor. On s’interroge sur ces accointances stylistiques sans doute crédibles si on considère que l’interprète créateur du Diable (Lucien Fugère) fut le premier Falstaff de la version française … à l’Opéra-Comique ! Notons par ailleurs que le baryton grec vient tout juste de remporter un grand succès à Lille dans le rôle de… Sir John !
Enfin, Vannina Santoni est une miraculeuse Grisélidis, tant par la noblesse vocale (air « La mer et sur les flots toujours bleus ») que par sa candeur. Si les dramaturges cochent toutes les représentations de la femme de la fin’amor – belle, loyale, sincère, cultivée, pieuse et quasi sainte – le soprano lyrique en restitue chaque facette avec une émotion sincère. Toutefois, le duo en compagnie du berger-troubadour (II) dévoile l’ardeur amoureuse que Grisélidis [se] dissimule, tandis que sa prière de mère éplorée (début du III) restitue de lumineux aigus en sus de graves soutenus (ils font oublier quelques écarts de justesse imputables à l’épreuve d’enchaîner les deux actes). Première loge a évoqué l’envol européen de sa carrière.
Que diable ! Si vous le pouvez, précipitez-vous au TCE le 4 juillet pour le second concert de cette production. Sinon, patientez jusqu’à la parution du livre-disque Grisélidis dans la précieuse collection d’Opéra français du label Bru Zane.
Grisélidis :Vannina Santoni
Alain le berger : Julien Dran
Le Marquis : Thomas Dolié
Fiamina : Antoinette Dennefeld
Le Diable : Tassis Christoyannis
Bertrade :Adèle Charvet
Le Prieur : Thibault de Damas
Gondebaud :Adrien Fournaison
Orchestre national de Montpellier, direction Jean-Marie Zeitouni
Chœur de l’Opéra national de Montpellier, préparé par Noëlle Gény
Grisélidis
Conte lyrique de Jules Massenet sur un livret d’Armand Silvestre et Eugène Morand, en un prologue et 3 actes. Créé au Théâtre de l’Opéra-Comique le 20 novembre 1901.
Opéra Berlioz | Le Corum (Montpellier), représentation du 02 juin 2023.