Grand succès pour un opéra baroque rare à la Scala de Milan : Carlo il Calvo
L’œuvre de Porpora Carlo il Calvo (malheureusement tronquée) trouve un accueil des plus chaleureux à la Scala de Milan : grand succès pour tous les artistes !
Une œuvre rare de Porpora
Voici une proposition courageuse du Teatro alla Scala, mais courageuse à demi seulement : un titre baroque inédit, mais en concert, pour un soir seulement et drastiquement raccourci – sur les trois heures et quarante minutes de musique données à Bayreuth il y a trois ans, une heure est supprimée (cinq des airs originaux sont supprimés), de même que quelques scènes et de nombreux récitatifs. Il suffisait d’avancer le début de la représentation à 19 heures pour entendre dans son intégralité un opéra rare et d’un grand intérêt.
Telles sont les circonstances dans lesquelles l’œuvre est née : en 1737, après son séjour à Londres, Nicola Porpora avait repris son poste à l’Ospedale degli Incurabili de Venise en remplacement de Johann Hasse, mais dès l’année suivante, il retourna à Naples, sa ville natale. En route pour Rome, il est engagé pour un opéra dont le livret est basé sur L’innocenza vendicata de Francesco Silvani, une histoire déjà mise en musique en 1699. D’autres versions avaient suivi au fil du temps, et celle qui arrive entre les mains de Porpora présente un texte assez différent – deux personnages comiques manquent et un personnage sérieux, Edvige, est ajouté. Sous le titre de Carlo il Calvo, l’œuvre a été créée au printemps 1738 au Teatro delle Dame de Rome, où les « dames » sur scène étaient interdites par décret papal et où seuls les chanteurs masculins, émasculés ou non, pouvaient monter sur les planches. Pour le personnage féminin de Gildippe, par exemple, Porpora avait choisi son élève Antonio Huber (ou Uberti), connu sous le nom de Porporino pour cette raison. Les deux autres personnages féminins, Judith et Hedwig, ont été confiés à Geremia del Sette et Giuseppe Lidotti. Giuseppe Galletti, Lorenzo Ghirardi, beau jeune chanteur découvert par Vivaldi ; et Francesco Signorili étaient respectivement Lottario, Adalgiso et Berardo. Pour le rôle du sournois Asprando, on fit appel à un débutant, Francesco Boschi.
Les références à l’histoire sont très libres. Fils de Louis II le Pieux et de Juliette des Guelfes de Bavière, petit-fils donc de Charlemagne, arrière-petit-fils de Pépin le Bref et arrière-arrière-petit-fils de Charles Martel, Charles le Chauve (823-877) sera roi des Francs, puis empereur des Romains et roi d’Italie, mais dans l’opéra il n’est encore qu’un enfant de 9 ans se trouvant plongé dans une impitoyable querelle familiale liée à l’acquisition du pouvoir. Le personnage-titre est donc muet dans l’opéra, tandis que les autres ont un nombre d’arias hiérarchiquement proportionnel à leur importance : Lottario, prétendant au trône et demi-frère du jeune Charles, en a cinq ; son fils Adalgiso et sa bien-aimée Gildippe auraient également cinq airs en plus d’un duo, mais dans cette représentation ils sont privés chacun d’un d’entre eux ; deux de ses trois airs sont conservés par le conseiller malveillant et sournois Asprando ; le prince espagnol Berardo et Giuditta, mère de Charles et veuve de Louis le Pieux, perdent également un air sur trois ; sa fille Edvige conserve ses deux airs.
Franco Fagioli et Julija Ležneva, vedettes de la soirée
L’absence de mise en scène n’aide pas à faire oublier la faible cohérence de l’histoire ni à rendre crédible la conversion soudaine de Lottario, et l’opéra devient une suite de belles arias reliées par des récitatifs secs. Les numéros musicaux des solistes démontrent la particularité de l’écriture de Porpora qui, dans ses opéras, se révèle un compositeur expert mais surtout un maître du chant : dans son élégance et son efficacité, le rôle de l’orchestre est surtout celui d’un accompagnateur de la voix, où les arias suivent une structure rigide : la première section consiste en une brève introduction orchestrale, suivie d’un premier épisode vocal se terminant à la dominante, d’un court refrain orchestral, d’un deuxième épisode vocal varié et modulé à la tonique, et d’un refrain final ; la deuxième section est beaucoup plus courte, avec un tempo et un caractère différents, tandis que le da capo reprend la première partie avec des variations luxuriantes et une cadence finale. Cette structure tripartite, ou plutôt pentapartite (A, A’, B, A », A »‘) est illustrée dans l’aria qui conclut le premier acte, où Adalgiso exprime ses craintes en utilisant une métaphore maritime très fréquente dans l’opéra baroque : « Saggio nocchier che vede […] la speme naufragar« , un morceau dans lequel la vedette de la soirée, Franco Fagioli, brille dans un tourbillon d’agilité et de virtuosité vocale : Trilles extrêmement longs, sauts de registre vertigineux, aigus stratosphériques et notes caverneuses, passages legato et staccato, tout un échantillonnage de prouesses vocales que le contre-ténor argentin aborde et résout avec une souplesse désarmante et un goût du spectacle qui rappelle les figures mythiques des evirati cantori (chanteurs émasculés) du XVIIIe siècle dont Fagioli est aujourd’hui le représentant incontesté et insurpassable. Cet air rappelle une autre de ses interprétations mythiques, celle de « Vo solcando un mar crudele » (encore une métaphore maritime…) de l’Artaserse de Vinci, œuvre présentée huit ans plus tôt dans ce même Teatro delle Dame et dont Porpora cite un passage orchestral. Le même Adalgiso/Fagioli est également chargé de conclure le deuxième acte avec l’air « Spesso di nubi cinto […] s’asconde il sole in mar » conclu par une cadence retentissante. Malheureusement, le choix de la Scala d’un seul entracte au milieu de l’acte II diminue quelque peu l’effet qu’il a sur la scène en tant que finale de l’acte. Avec « Taci, oh Dio ! ch’è da tiranno | il rapir con frode un regno« , Fagioli fait entendre une étonnante messa di voce et des sons filés interminables. Il est dommage que l’air de l’acte III d’Adalgiso « Con placido contento » soit coupé, mais l’expressivité dont la vocaliste Fagioli sait faire preuve se retrouve dans le duo lyrique avec Gildippe « Dimmi che m’ami, o cara« , un numéro d’une beauté insolite où les cadences mettent également en valeur l’autre vedette de la soirée, Julija Ležneva.
La soprano russe a atteint un niveau de maturité expressive étonnant malgré un matériau vocal sinon mince, du moins léger, bien que doté d’une grande projection. Dès son premier air, « Sento che in sen turbato« , elle captive le public avec des trilles à n’en plus finir et une projection de la voix qui évite au chant de paraître trop guindé, voire ajoute une touche d’élégante ironie. Elle est également privée d’un air, « Se veder potessi il core« , mais Ležneva se rattrape à l’acte III, avant l’attendu chœur final, avec l’inclusion de « Come nave in mezzo all’onde » de Siface de Porpora, un morceau d’acrobatie vocale magnifiquement réalisé.
Une distribution très homogène dans la qualité
Max Emanuel Cenčić est arrivé à un point de sa carrière où l’instrument vocal a perdu un peu de sa capacité acrobatique initiale, mais a gagné en couleurs et en expression. Son Lottario n’est pas une simple démonstration de virtuosité, le timbre chaud du contralto est désormais à son meilleur et le contre-ténor croate le démontre dans ses cinq arias qui comprennent également un numéro de l’Ezio de Porpora, » Se tu la reggia al volo « , dont les agilités se déploient avec une suprême élégance et une grande fluidité. Les da capo notamment sont ciselés avec des variations et des cadences d’un grand raffinement.
Le ténor allemand Stefan Sbonnik est un Asprando dont la caractérisation n’est pas trop caricaturale : si l’on n’entendait pas ses paroles, on ne saurait pas qu’il s’agit d’un personnage méprisable. Sa ligne de chant est toujours très élégante et après un début un peu incertain, le chanteur gagne en présence vocale, avec une belle agilité. Également présente à Bayreuth, Suzanne Jerosme prête sa belle voix de soprano à une Judith intense et confirme ici un tempérament, déjà admiré là-bas, qui culmine dans ses deux derniers airs, dans lesquels elle s’en prend à son mari qui entend « faire tomber son cher fils ».
Edvige est un personnage, comme mentionné plus haut, inséré pour équilibrer la partie féminine et également pour fournir un second couple d’amoureux – elle aime Berardo – à celui d’Adalgiso et Gildippe. Ambroisine Bré, mezzo-soprano également appréciée en dehors du répertoire baroque (elle était Mallika dans la récente Lakmé à l’Opéra Comique de Paris), n’a que deux arias : un au premier acte où elle déclare que « qu’elle sera toujours fidèle », un au deuxième acte où le texte s’appuie ici sur une métaphore agricole où « celui qui est prévoyant voit blondir l’espoir, fruit de ses efforts et de sa sueur » mais craint que « la tempête et le vent ne dissipe l’espoir né de sa sueur ». C’est en effet dans cette alternance d’espoir et de désespoir que vit le personnage.
Le fait que dans le théâtre musical du XVIIIe siècle, les métaphores verbales et les mots deviennent un jeu d’images abstraites destinées à étonner grâce au recours de la voix est également mis en œuvre par le dernier personnage, Berardo, interprété par le sopraniste Dennis Orellana, un chanteur déjà doté d’une solide technique vocale notamment sollicitée dans les fioritures de ses deux airs (celui du premier acte est coupé), tous deux férocement guerriers, « Per voi sul campo armato | sfidar l’avverso fato » et « Su la fatal arena | dal brando mio trafitto« , dont les difficultés sont résolues avec une audace juvénile et le contrôle parfait d’un prodigieux matériau vocal.
George Petrou et l'Armonia Atenea
Le tout est dirigé avec talent et goût par George Petrou à la tête de l’Armonia Atenea, un orchestre dont la beauté sonore n’est peut-être pas des meilleures, surtout pour les bois, mais les instruments d’origine sont réputés difficiles à accorder. L’ensemble – composé de deux hautbois, d’un basson, de deux cors, de deux trompettes et de percussions, ainsi que des cordes et du clavecin – s’est néanmoins révélé un élément très souple et attentif aux instructions de son chef, auxquelles il a répondu avec une précision d’attaque et un élan rythmique enthousiasmant. Les contrastes sonores et les couleurs sont riches, jamais exagérés, et la réalisation des récitatifs est très précise, deux d’entre eux étant « accompagnés » aux moments les plus saillants de l’histoire : le finale du premier acte, dominé par la figure d’Adalgiso, et la scène du troisième acte lors du monologue d’Asprando, alors que l’âme noire de l’histoire lutte contre les visions infernales qu’elle entend défier.
Une salle comble, à l’exception de quelques défections éparses pendant l’entracte, et enthousiaste a offert un succès mémorable à ce concert, avec de longs applaudissements et même de véritables ovations pour Fagioli et Ležneva.
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Adalgiso : Franco Fagioli
Gildippe : Julia Lezhneva
Lottario : Max Emanuel Cencic
Giuditta : Suzanne Jerosme
Edvige : Ambroisine Bré
Berardo : Dennis Orellana
Asprando : Stefan Sbonnik
Armonia Atenea, dir. George Petrou
Carlo il Calvo
Drama per musica de Nicola Porpora, livret de Francesco Silvani, créé au Teatro delle Dame de Rome au printemps 1738.
Concert du 14 juin 2023, Scala de Milan.