Festival Musicancy : on n’a pas tous les jours vingt ans!
Les Mystères du Père-Lachaise et Les Maîtres de Notre-Dame de Paris à Ancy-le-Franc
Né au début des années 2000 concomitamment au rachat du château d’Ancy-le-Franc par la fondation Paris Investir SAS, le festival Musicancy célèbre cette année son 20ème anniversaire et propose tout au long de l’été, sous la direction de Fanny Vernaz, une série de quatre week-ends musicaux placés sous le signe de l’art vocal. Les concerts des 1er et 2 juillet donnaient le coup d’envoi de ces festivités en terres bourguignonnes.
Musique d’outre-tombe
Lorsque l’été commence et que le soleil de juillet caresse les collines du Tonnerrois, les confins de la Bourgogne et de la Champagne sont incontestablement l’un des plus jolis coins de France : c’est le secret que se transmettent à bas-bruit les festivaliers qui fréquentent et apprécient le rendez-vous de Musicancy depuis déjà vingt ans.
Pour fêter dignement cet anniversaire, la présidente du festival, Fannie Vernaz, a choisi de faire de la voix et du chant le fil rouge de cette saison : chant profane et sacré, musique savante ou populaire, voix soliste ou chant choral, toutes les manières de chanter sont à l’honneur et il ne fallait pas moins qu’un projet fédérateur et innovant pour ouvrir la 20ème édition de Musicancy et ancrer encore davantage ce rendez-vous culturel sur ce morceau de terroir bourguignon.
Présenté en ouverture du festival le samedi 1er juillet, l’opéra fantastique pour chœur d’enfants Les Mystères du Père-Lachaise, du compositeur Edwin Baudo, est le fruit de la mise en synergie du CLEA (Contrat Local d’Éducation Artistique), de la Communauté de communes Le Tonnerrois en Bourgogne, de la DRAC, du département de l’Yonne et de l’Éducation nationale. Tout le dispositif repose sur le principe de la complémentarité des territoires et c’est peu dire que le résultat de cette coopération Paris-Régions est enthousiasmant.
Grâce à l’implication sans faille des deux professeurs des Écoles Emmanuel Delagneau et Stéphanie Havez, eux-mêmes intimement convaincus de l’apport culturel immense que peut procurer la pratique du chant choral, les jeunes élèves de deux classes de l’école primaire d’Ancy-le-Franc – soit une quarantaine d’enfants au total – ont été associés à la recréation des Mystères du Père-Lachaise et ont travaillé régulièrement avec le compositeur Edwin Baudo qui est venu tout au long de l’année scolaire les familiariser avec la lecture d’une partition, la pratique de la polyphonie, les jeux de scène… jusqu’à les rendre capables de joindre leurs forces à celles du Pôle voix du Conservatoire municipal Jacques Ibert de Paris, dans le XIXèmearrondissement, et d’assurer devant le public de Musicancy l’ensemble d’une représentation.
D’abord programmé dans la cour d’honneur du château, le spectacle est finalement donné, à cause d’une météo capricieuse, dans la salle polyvalente d’Ancy-le-Franc. Chaleur suffocante, confort rudimentaire et public familial plutôt dissipé… aucun des ingrédients nécessaires ne semblait réuni pour créer la solennité d’une vraie salle d’opéra mais c’est précisément de la simplicité des conditions matérielles et de l’ingénuité des jeunes artistes qu’est née la magie de cette fin d’après-midi musicale.
Le succès de cette représentation tient d’abord aux qualités intrinsèques de l’œuvre d’Edwin Baudo. À noter : une version piano-voix de la partition bénéficie à cette occasion d’une publication par les Éditions des Abbesses. Exempte de mièvrerie ou de facilités lénifiantes, la musique des Mystères du Père-Lachaise sonne délicieusement jazzy et entremêle de multiples influences parmi lesquelles se reconnaissent incontestablement celles de Michel Legrand et de Léonard Bernstein, voire de Claude Debussy dans les premières mesures du « Prélude de Mathilde » qui ouvre l’opéra. Ponctuellement, la partition procède aussi par citations plus ou moins cachées et le spectateur a plaisir à reconnaitre ici quelques mesures de la marche funèbre de Frédéric Chopin et là un emprunt presque littéral au Chant du départ.
Pour servir cette musique alerte qui ne cède rien à la facilité, Edwin Baudo tient lui-même le clavier mais abandonne la direction musicale du spectacle à la toute jeune cheffe Marie Célérier et aux musiciens de l’Orchestre Pourquoi pas qu’elle a créé en 2022. Encore étudiante au Conservatoire national supérieur de musique de Paris dans la classe d’Alain Altinoglu, la jeune cheffe affiche déjà une maitrise aguerrie du vocabulaire corporel de la direction d’orchestre : l’œil est incisif, le geste précis, et le dispositif de la salle (l’orchestre est relégué sur la droite du podium qui fait office de plateau pour le décor et les chanteurs) ne parait pas un obstacle au contrôle simultané des musiciens et des chanteurs qu’elle tient remarquablement tous ensemble, y compris dans les numéros polyphoniques comme le « Gai caveau » qui exigent de la cheffe une distinction nette des plans musicaux pour donner à entendre la richesse de la composition d’Edwin Baudo. Réduits à une douzaine, les instrumentistes de l’Orchestre Pourquoi pas jouent de manière homogène et réussissent, malgré la modestie de leurs effectifs, à créer un tapis musical suffisant pour accompagner les tuttis où se mêlent les voix de plus d’une soixantaine de choristes !
Verts comme le sont souvent les chœurs d’enfants amateurs, les élèves d’Ancy-le-Franc se fondent parfaitement dans ceux du Pôle voix du Conservatoire municipal Jacques Ibert, tous manifestant sur scène un enthousiasme communicatif et des qualités techniques de projection, d’attaque et de chant à l’unisson.
C’est d’ailleurs de ce conservatoire d’arrondissement parisien que sont issus les solistes à qui incombent les personnages de ce conte noir et romantique à la fois. Parmi ces jeunes chanteurs, on retiendra notamment Romy Brozek dont le soprano charnu et la technique vocale aguerrie conviennent idéalement au rôle de Mathilde. Étudiante en Droit pour devenir avocate, la jeune fille n’a aucune ambition artistique et ne pratique le chant qu’à titre de loisir ; on connait pourtant des chanteuses qui ont entamé une carrière avec moins de qualités vocales… Mattéo Caradot impressionne lui-aussi par le charme velouté de son timbre de ténor, la propreté de son chant legato et son engagement scénique. Sa voix gagnerait cependant à être mieux projetée, à l’instar de celle d’Irina Clavel qui incarne, au côté du poète Victor, une jeune fille idéaliste qui cherche l’amour en arpentant les allées du Père-Lachaise. Fine musicienne, cette dernière possède un joli soprano léger qui s’accorde si bien à la voix de son partenaire qu’on aimerait pouvoir les entendre tous les deux, après avoir goûté à leur duo « Vivant », s’essayer au tube « Tonight » de West side story. Oriane Gras-Poncet est un M. Sweety mélodieux et bien chantant tandis que Delphine Juzeau défend le personnage de la Mort d’une voix un peu trop acidulée mais avec un abattage de comédienne déjà consommé.
Sur le plateau, les jolis décors figuratifs de Sébastien Lerigoleur participent à la lisibilité de la mise en scène assurée par Amélie Parias qui réussit la gageure de faire vraiment jouer et chanter tous ensemble une troupe conséquente.
Au terme des 80 minutes de la représentation, l’ovation du public ne se limite pas qu’aux applaudissements admiratifs des parents d’Ancy-le-Franc pour la performance de leurs têtes-blondes : l’enthousiasme général est aussi celui d’un public conscient d’avoir partagé un moment musical rafraichissant et d’avoir découvert une œuvre appelée à devenir un classique de l’opéra pour les jeunes. La mélodie du Gai Caveau est incontestablement de celles que l’on retient et qu’on chantonne encore longtemps après la fin du spectacle.
Il est venu le temps des cathédrales
Construite par l’architecte italien Sebastiano Serlio pour Antoine III de Clermont au tournant des années 1540, la cour d’honneur du château d’Ancy-le-Franc est un véritable salon à ciel ouvert dont les murs en calcaire de Bourgogne et marbre noir forment l’écrin idéal pour accueillir les concerts du festival Musicancy. C’est là que les amateurs de voix se sont retrouvés le dimanche 2 juillet en fin d’après-midi, à l’heure où le soleil bascule derrière les faitages ardoisés et où la cour s’ourle d’ombre.
Le changement d’atmosphère est complet puisqu’aux fantaisies de l’opéra fantastique d’Edwin Baudo succède la grandiose sobriété des Maîtres de Notre-Dame de Paris dans un programme inédit de motets et pièces religieuses du XVIIème siècle concocté par Sébastien Daucé et l’Ensemble Correspondances.
Le propos de ce concert consiste à faire découvrir aux mélomanes que le patrimoine musical français du règne de Louis XIV ne se limite pas aux fastes de la chapelle royale de Versailles ni au style majestueux de Charpentier, Lully ou Delalande que des formations comme les Arts florissants, les Musiciens du Louvre ou le Concert spirituel ont abondamment enregistré et joué en concert au cours des vingt dernières années. En marge de la Cour, l’abondante liturgie de la cathédrale Notre-Dame de Paris a nécessité la collaboration de nombreux compositeurs aujourd’hui totalement méconnus comme Jean Veillot, François Cosset, Jean-François Lalouette et Pierre Robert. Parmi ces nombreux Maîtres de chapelle de Notre-Dame au XVIIèmesiècle, seul le nom d’André Campra est demeuré familier des amateurs de musique baroque d’aujourd’hui, mais bien davantage pour ses compositions lyriques qui lui valurent l’opprobre du chapitre de la cathédrale que pour ses motets et ses pièces spirituelles.
Ces compositeurs tirés de l’ombre par Sébastien Daucé ont tous en partage le même parcours de maitrisien au sein de l’univers clos de la cathédrale : entrés au service de la musique liturgique dès l’enfance, ils ont tous été formés au plain-chant grégorien avant d’accéder, au gré du talent des uns et des autres, à la composition. Le XVIIème siècle constitue en effet un âge d’or pour la musique religieuse parisienne : messes pontificales, vêpres solennelles et offices canoniaux nécessitent de nombreux morceaux qu’il faut souvent composer dans l’urgence à partir d’un solide métier et d’une bonne connaissance du répertoire et du style des siècles précédents.
Le programme intitulé Les Maîtres de Notre-Dame de Paris regroupe un ensemble de morceaux de longueur et de tonalité suffisamment contrastées pour éviter l’impression de monotonie aux oreilles des spectateurs les moins au fait de ce répertoire a priori austère. Parmi ces motets et pièces extraites de l’ordinaire de la messe, on retiendra notamment la Missa Domine salvum fac Regem de François Cosset à la grandiloquence intériorisée, un élégantissime Regina caeli de Jean-François Lalouette composé pour trois voix féminines et accompagné seulement d’un discret continuo et, surtout, le grand Christe redemptor de Pierre Robert qui fait somptueusement dialoguer le chœur avec certains solistes. Après l’entracte, le Requiem d’André Campra achève le concert en apothéose et confirme que, de tous ces maîtres de Notre-Dame, il est définitivement le mieux inspiré et celui dont la virtuosité est la plus théâtrale comme dans le magnifique « Kyrie » ou le non moins admirable « Graduale ».
Pour défendre ce programme et le partager au plus grand nombre, il ne fallait pas moins que l’enthousiasme du jeune chef baroqueux Sébastien Daucé et de l’ensemble Correspondances qu’il a lui-même créé en 2009. C’est peu dire que cette formation spécialisée depuis sa fondation dans l’interprétation du patrimoine musical français du XVIIème siècle n’a désormais plus rien à envier aux orchestres de musique ancienne qui ont fleuri en France à partir des années 1980 et dont le travail opiniâtre a largement popularisé un répertoire baroque qu’on a longtemps cru réservé à un public de niche. Doté de pupitres qui s’écoutent jouer les uns les autres, d’un continuo somptueux, de cordes soyeuses et de vents d’une parfaite justesse, l’orchestre a dans son ADN la familiarité nécessaire avec le grand goût ludovicien pour interpréter le répertoire exhumé par son fondateur. Chef aux mains nues, économe de ses gestes mais attentif à la moindre palpitation de ses musiciens, Sébastien Daucé dirige les Maîtres de Notre-Dame avec une sincérité d’intention et un amour de la musique française qui emportent l’adhésion des spectateurs. Il suffit d’observer les œillades complices et les sourires que s’échangent le Maestro et ses musiciens pour être immédiatement happé dans l’excitation qui préside à l’interprétation de chacun des morceaux du programme.
Impeccables également sont les quatorze chanteurs qui composent le chœur de l’ensemble Correspondances. Complices dans leurs repositionnements entre chaque pièce du concert, ils forment tous un ensemble homogène dont les voix s’harmonisent idéalement ensemble et produisent un son élégant jusque dans cette prononciation française du latin si peu familière aux oreilles des spectateurs néophytes.
Sans qu’aucun n’ait démérité, il se détache cependant de ce chœur quelques individualités dont les qualités impressionnent et donnent envie de les réentendre très vite dans un programme plus étoffé, à commencer par le jeune Lysandre Châlon dont le timbre de baryton-basse est la révélation vocale de ce concert. Assise des notes graves, insolence de la projection, ductilité des intonations et clarté de l’émission, cet artiste allie l’insolente santé vocale de la jeunesse et le talent nécessaire pour tenir magistralement des rôles importants dans le répertoire opératique des XVII et XVIIIème siècles. Les programmateurs des belles maisons d’opéra françaises seraient bien inspirés de lui confier les rôles du Comte (Les Noces de Figaro), de Belcore (L’Élixir d’amour) ou de Gondremarck (La Vie parisienne) qu’il a déjà interprétés ; Lysandre Châlon y fera incontestablement merveille.
Chargé de chanter les premières notes du concert (le Sacris silemniis de J. Veillot), le ténor François Joron a lui aussi l’étoffe et la prestance d’un excellent soliste d’opéra. C’est notamment dans le Requiem de Campra que son timbre viril et velouté est le mieux mis en valeur : interprète central de « l’Introitus » et de « l’Offertorium », c’est cependant dans le délicat « Agnus Dei » que ce jeune artiste picard fait la démonstration de la pureté de son legato et de la beauté angélique de ses sons filés.
Un peu moins exposés que les deux précédents, la basse-taille Etienne Bazola, le haute-contre André Pérez Muiño et le dessus Caroline Weynants s’affirment eux aussi comme des artistes dont les noms méritent d’être retenus : en totale confiance avec le chef Sébastien Daucé, ils délivrent tous trois un chant habité, stylistiquement irréprochable et techniquement solide.
Ému à la fois par la beauté formelle des compositions des Maîtres de Notre-Dame et la qualité d’exécution de ce programme exigeant, le public de Musicancy accueille chaleureusement l’ensemble Correspondances et lui réserve in fine une longue ovation avant de s’attarder dans la cour du château où le vigneron Pierre Paillot fait déguster (avec modération) quelques-uns de ses crus bourguignons.
Les mélomanes curieux de découvrir à leur tour l’univers musical de la cathédrale de Paris au Grand Siècle pourront retrouver les mêmes artistes dans le même programme à la cathédrale de Lisieux le 16 juillet puis à la chapelle Corneille, à Rouen, le 24 août. Interprétée dans deux hauts lieux du gothique normand, cette musique devrait y résonner de manière encore plus idiomatique qu’à Ancy-le-Franc et consacrer Sébastien Daucé comme un musicologue et un chef baroque avec lequel il faut désormais compter.
Quand un festival fête sa vingtième édition en affichant un tel éclectisme et une telle qualité de ses invités, on ne peut que souhaiter à Musicancy de continuer à rayonner dans tout le Tonnerrois et d’attirer à lui un public toujours plus curieux de partager des moments de musique dans un cadre proprement extraordinaire.
Prochains rendez-vous du festival Musicancy : l’ensemble The Curious Bards proposera deux concerts de musique populaire scandinave et gaélique les 29 et 30 juillet prochain. À n’en pas douter, Première Loge ira y prêter l’oreille.
Les Mystères du Père-Lachaise
Anna : Irina Clavel
Victor : Mattéo Caradot
Mathilde : Romy Brozek
M. Sweety: Oriane Gras-Poncet
La Mort : Delphine Juzeau
Moussa : Inès Eddelhaoui
Le Greffier : Irma De Banville
Le père Lachaise : Karla Larché-Hominal
Le Narrateur : Hippolyte Fontaine
Orchestre Pourquoi pas, dir. Marie Célérier
Pôle voix du Conservatoire municipal Jacques Ibert de Paris XIXème
Classes de CE1/CE2 et de CE2/CM1 de l’École primaire d’Ancy-le-Franc
Mise en scène : Amélie Parias
Décors : Sébastien Lerigoleur
Les Maîtres de Notre-Dame
Dessus : Caroline Weynants, Perrine Devillers, Caroline Bardot, Eva Plouvier
Hautes-contre : André Pérez Muiño, Carlos Porto, Mathilde Ortscheidt
Tailles : François Joron, Randal Rodriguez, Thibault Givaja
Basses-tailles : Etienne Bazola, Thierry Cartier
Basses : Renaud Bres, Lysandre Châlon
Ensemble Correspondances, dir. Sébastien Daucé
Les Mystères du Père-Lachaise
Opéra fantastique en six chapitres et un épilogue, pour chœur d’enfants, solistes, piano et ensemble de cordes et de vents, d’Edwin Baudo, livret d’Edwin Baudo et Thomas Abgrall, créé au Conservatoire à rayonnement régional d’Aubervilliers-La Courneuve le 17 septembre 2021.
Salle polyvalente d’Ancy-le-Franc, représentation du samedi 1er juillet 2023
Les Maîtres de Notre-Dame
Jean Veillot (15 ??-1662) : Sacris solemniis
François Cosset (1610 ?-167 ?) : Missa Domine salvum fac Regem : Kyrie – Gloria
Jean-François Lalouette (1651-1728) : Regina Caeli
François Cosset : Missa Domine salvum fac Regem : Sanctus – Agnus Dei
Jean Veillot : Domine salvum fac Regem – Ave verum corpus
Pierre Robert (1618 ?-1699) : Christe redemptor
André Campra (1660-1744) : Messe de Requiem
(Bis)
Pierre Robert : Tristis est
Cour d’honneur du château d’Ancy-le-Franc, concert du dimanche 2 juillet 2023