Dans la trop rare Beatrice di Tenda, Jessica Pratt, la plus italienne des sopranos anglaises, triomphe au Teatro San Carlo !
Permettre au public parthénopéen et, plus généralement, aux amateurs d’art lyrique internationaux, de (re)découvrir des œuvres emblématiques de la scène napolitaine (Maometto secondo de Rossini le mois prochain) ou des compositeurs tels que Vincenzo Bellini, si emblématique de ce Mezzogiorno – le « Midi » des italiens ! – semble de plus en plus faire partie des missions patrimoniales de l’équipe artistique en place au Teatro San Carlo, et l’on ne peut que s’en réjouir ! En programmant Beatrice di Tenda, même dans une version de concert, avec l’une des plus irrésistibles belcantistes de notre époque, l’Opéra de Naples répare une injustice et donne le coup d’envoi d’une saison où l’ouvrage méconnu de l’enfant chéri de Catania se verra à l’affiche de l’Opéra National de Paris puis du Teatro Carlo Felice de Gênes.
Beatrice di Tenda, un ouvrage qui mérite de retrouver le chemin des salles
Créée à La Fenice de Venise en 1833, l’ouvrage déçoit un public espérant une nouvelle Norma, l’opus précédent donnée pour la première fois in loco quelques semaines auparavant. De même, le fait d’en avoir confié le livret à Felice Romani, librettiste alors attitré de Bellini mais qui avait précédemment tant écrit pour Donizetti, semble également avoir calibré l’œuvre – seule intrigue véritablement historique du compositeur sicilien – de telle sorte que l’auteur d’Anna Bolena (1830) aurait pu y mettre des notes dessus… . Pourtant, si l’ouvrage n’est guère plus, pour le prolifique librettiste, qu’un « fragment de mélodrame », il constitue, d’un point de vue davantage musical, un intéressant laboratoire rempli de trouvailles formelles et harmoniques que ce soit, par exemple, dans le rôle confié au chœur des courtisans du duc de Milan, personnage à part entière de l’opéra – et dont Verdi, quelques années plus tard, saura se souvenir pour Rigoletto – ou dans la construction de l’avant-dernière scène où la voix du ténor Orombello – qui va être exécuté dans les geôles du terrible duc de Milan – se souvient de Beatrice, véritable exemple de vertu et d’angélisme, depuis la tour où il est torturé : là encore le Miserere du Trouvère n’est plus très loin… et l’on pourrait encore multiplier les emprunts futurs de Verdi à cet ouvrage !
De fait, Bellini croit, à juste titre, en son ouvrage dont il sait pouvoir compter sur l’interprète principale, l’assoluta Giuditta Pasta. En outre, il remettra régulièrement Beatrice sur le métier, comme si, conscient des similitudes de la trame avec celle de l’infortunée Anne Boleyn, il voulait développer davantage le thème du procès inique et, à travers lui, des liens entre droit, justice et pouvoir, dont Beatrice va être la victime. Il y aurait là sans doute beaucoup à faire du point de vue scénographique… et l’on a déjà hâte de voir ce que cela pourra donner dans les lectures de Peter Sellars, à Paris, et d’Italo Nunziata, à Gênes.
Giacomo Sagripanti, orfèvre d’un somptueux écrin musical
Dire que Giacomo Sagripanti compte aujourd’hui parmi les jeunes chefs les plus doués de sa génération dans le panorama international est devenu une évidence tant le maestro originaire des Abruzzes embrasse un répertoire tant lyrique que symphonique d’une impressionnante ampleur. Loin d’aborder la partition de Bellini comme un ouvrage de seconde main, Sagripanti en détaille, au contraire, dès le bref prélude orchestral, toutes les subtilités, depuis l’agitation tourmentée des premières notes jusqu’aux mélancoliques accents dévoilant, tout du long, le tempérament fait d’angélisme et de détermination de l’héroïne. C’est merveille que de constater combien ce chef sait faire partager à une phalange napolitaine particulièrement impliquée son goût pour la variété des tempi et pour la progressive construction d’un édifice sonore culminant, à l’acte I, dans un puissant concertato – on ne peut s’empêcher de penser ici au finale du premier acte de Macbeth – puis, à l’acte II, au moment du procès d’Orombello et Beatrice, dans un quintette aux phrases musicales d’une somptueuse longueur, si caractéristiques du compositeur sicilien, et aux envolées vocales de haute voltige pour les deux interprètes féminines. En outre, la partition fait la part belle, comme souvent, aux solo de harpe – la romance introductive d’Agnese derrière la scène – ou encore de cor au moment où Filippo s’apprête à signer la sentence de mort de son épouse « Qui mi accolse oppresso, errante ».
Rigoureusement préparé par Vincenzo Caruso, le chœur du San Carlo – dont on avait pu apprécier cet été dans Otello, au festival d’Aix-en-Provence, la force de frappe – montre ici sa pleine maîtrise des pièges dans lesquels une technique inadaptée et un manque de cohérence peuvent souvent faire tomber les divers pupitres dans le bel canto romantique. Rien de tel ici où l’ensemble des membres joue parfaitement le rôle de courtisans du duc et dames d’honneur de la duchesse de Milan.
Un festival de bel canto
Beatrice di Tenda fait partie de ces ouvrages nécessitant impérieusement de la part des artistes la parfaite maîtrise d’un art du chant romantique, ici à son acmé : force est de constater que le San Carlo a bien fait les choses pour réunir autour de l’interprète principale un plateau de très belle envergure. Élève de 2021 à 2023 de l’Académie de Chant Lyrique du Teatro San Carlo – voulue par Stéphane Lissner et placée sous la houlette de l’illustre Mariella Devia – le jeune ténor chinois Li Danyang donne au second rôle d’Anichino une épaisseur vocale inattendue, révélant un chanteur dont le timbre foncièrement lyrique est déjà familier des grands rôles (Nemorino, Alfredo, Rodolfo…). Dans la même tessiture, mais évoluant forcément sous des latitudes plus élevées, l’Orombello de Matthew Polenzani fait merveille. Voilà un chanteur qui, après quelque trente ans de carrière, n’en finit pas de nous étonner par la richesse de son timbre et la plénitude d’un organe en pleine santé sur lequel le poids des années et la fréquentation d’un répertoire relativement lourd (Don Carlo, Werther, Hoffmann, Jean dans Hérodiade et bientôt Florestan dans Fidelio…) ne semble pas avoir de prise, lui permettant, en outre, de garder à son répertoire les grands rôles de ténor romantiques tels qu’Edgardo dans Lucia ou le Duc dans Rigoletto ! C’est donc à une prise de rôle que nous avons assisté ici : Polenzani y fait montre, en particulier, d’une étonnante puissance vocale et d’un art des nuances et de la vocalise qui forcent le respect. Prenant tous les risques pour satisfaire un public, particulièrement attentif en cette unique soirée, le ténor américain est à son meilleur dans les duos flamboyants et truffés de fulgurances vocales avec Agnese puis avec Beatrice. Chapeau l’artiste !
A ses côtés, le baryton polonais Andrzej Filoñczyk ne réjouit pas immédiatement l’oreille et ce du fait d’une voix sonore au timbre plutôt métallique et au legato peu attractif. Si la projection est impressionnante, il nous a personnellement fallu attendre la deuxième partie de la soirée pour s’incliner devant une endurance vocale sans faille et, là encore, devant une prise de risques qui force le respect. Exceptionnellement étendue, la voix sait se montrer nuancée dans le grand air « Rimorso in lei ? » puis, dans la cabalette « Non son’io che la condanno », s’élever sans difficultés jusqu’à un la bémol tenu qui achève d’emporter l’adhésion et les applaudissements nourris d’un public conquis. Sans nul doute un artiste à réentendre. C’est également ô combien le cas de l’Agnese du Maine de la toute jeune Chiara Polese, elle aussi récente pensionnaire de l’Académie de Chant Lyrique du San Carlo : avec cette authentique voix de soprano lirico leggero, on tient d’ores et déjà une Elvira des Puritains dont les moyens se manifestent ici avec éclat dès la sublime cantilène sur fond de harpe « Ah ! non pensar che pieno », chantée derrière la scène, que l’interprète couronne d’un magnifique si bémol aigu, suspendu. On place ici d’emblée la barre très haut et tout le reste, dès lors, va en découler, du duo avec Orombello – achevé sur un contre-ut en pleine lumière – jusqu’à ceux, à l’acte II, avec Filippo puis avec Beatrice, qu’elle rejoint dans de stratosphériques envolées. Une révélation, à suivre prochainement dans un programme Paisiello à l’auditorium du Louvre, à nouveau avec les forces du San Carlo.
C’est évidemment Jessica Pratt, bellinienne par excellence, qui, à elle seule, valait le déplacement dans la cité parthénopéenne. Dès son entrée en scène, au premier acte, dans une robe bleue turquoise crénelée de pierreries et d’un liséré doré puis, au II, dans une robe noire aux manches d’or métallisées – cette parure disparaissant pour la scène finale -, l’artiste aux boucles rousses tombantes rappelle irrésistiblement les toiles d’un Titien ou d’un Véronèse. D’emblée, on ressent chez la chanteuse britannique – mais adoptée désormais par l’Italie – le goût profond pour l’interprétation scénique et l’intériorisation d’un personnage qui, par le seul impact du regard de l’artiste, bouleverse au plus haut point. Les mots manquent ensuite pour décrire, depuis la cavatine d’introduction « Ma la sola, ohimè ! son io » jusqu’à la scène finale « Deh ! se un’urna è a me concessa » et l’allegro moderato « Ah ! la morte a cui m’appresso », l’exceptionnelle palette de couleurs déployée par Jessica Pratt, le souffle qui semble sans limite et les si délicates nuances dont la chanteuse pare chacune de ses arias. De même, les cabalettes et autres instants de bravoure, dont la partition regorge, ne laissent pas à court de variations nouvelles cette Beatrice de grand cru qui, en cette soirée, prend tous les risques et s’élève au contre-ut mais aussi au contre-ré – quel finale ! – avec une technicité qui laisse pantois.
Une soirée dont on se souviendra assurément longtemps.
Les artistes
Beatrice : Jessica Pratt
Filippo Maria Visconti : Andrzej Filoñczyk
Agnese del Maino : Chiara Polese
Orombello : Matthew Polenzani
Anichino : Li Danyang
Rizzardo del Maino : Sun Tianxuefei
Chœur du Teatro San Carlo , direction : Vincenzo Caruso
Orchestre du Teatro San Carlo, direction : Giacomo Sagripanti
Beatrice di Tenda
Tragédie lyrique en deux actes de Vincenzo Bellini (1801-1835), livret de Felice Romani (1788-1865), créée au Teatro alla Fenice, Venise, 16 mars 1833.
Concert du 23 septembre 2023, Teatro San Carlo de Naples.
1 commentaire
Bravo : tout est dit . Parfaitement d’accord avec votre conclusion . Je m’en suis fait la réflexion ce matin même en ouvrant les yeux ( et en écoutant l’enregistrement 😜 ) : pour un amoureux de l’opéra il FALLAIT être au San Carlo pour cette Beatrice de Jessica comme il FALLAIT être à Orange pour la Norma de Caballé en 74 .
Je suis plus qu’heureux d’avoir assisté aux deux ….
Puis-je espérer avoir la photo de vous et Jessica que vous m’avez demandé de prendre ( backstage ) autrement qu’en feuilletant Opéra Magazine ? Je vous remercie d’avance;
Avec toute ma sympathie;
Alain Sauvage