44 ans et pas une ride: Les Arts Florissants triomphent à Dijon et font souffler un vent de jeunesse sur la partition d’Ariodante

Ariodante à l’auditorium de Dijon

Après la Philharmonie de Paris, le Grand Théâtre de Genève et l’opéra royal de Versailles, c’est à l’auditorium de Dijon que s’achève la première tournée des Arts Florissants de cette saison 2023-2024. Quand tant de versions de concert tournent à la performance soporifique, cette mise en espace d’Ariodante – servie par une distribution jeune et des musiciens électrisés – est triomphalement accueillie par le public bourguignon.

L’escogriffe avec des chaussettes rouges

Lorsqu’il parait en scène, silhouette longiligne vêtue d’un impeccable costume cintré de couleur sombre, l’ourlet du pantalon cousu très haut au-dessus de la cheville, et chaussé de mocassins noirs vernis, on ne voit d’abord de William Christie que la paire de chaussettes cardinalices probablement achetée chez un bon-faiseur parisien dépositaire du savoir-faire de la maison Gammarelli qui habille les prélats romains depuis plus de deux siècles. Sur la scène de l’auditorium de Dijon, c’est pourtant bien une légende vivante de la musique baroque qui prend place au pupitre face à ses musiciens et ceux qui assistent ce dimanche, pour la première fois, à un concert dirigé par le Maître, ont toutes les peines du monde à croire que ce jeune homme au pas sautillant a fondé Les Arts Florissants en 1979 et qu’il approche alertement des 80 printemps.

Depuis quelques années, les apparitions de William Christie en fosse pour diriger une série de représentations scéniques se sont raréfiées mais rien ne continue de lui plaire autant que de remettre sur le métier la partition d’un opéra qu’il a déjà dirigé et d’en proposer une version de concert présentée au public à l’occasion d’une mini tournée qui, commencée à la Philharmonie de Paris où Les Arts Florissants sont accueillis en résidence, s’achève à Dijon après un nombre très réduit de dates. Leur rareté faisant tout le prix de ces représentations, on pouvait sentir avant le concert, parmi le public bourguignon, une impatience mêlée d’excitation et, surtout, la fierté d’être du nombre des happy few auxquels William Christie fait l’honneur de partager son Art.

Créé en 1735 dans la nouvelle salle londonienne de Covent Garden, le castrat Giovanni Carestini interprétant le rôle-titre, Ariodante n’est pas le plus célèbre ni le plus joué des grands opéras haendéliens mais c’est probablement l’une de ses compositions les plus libres et les plus novatrices. L’influence qu’exerçait alors l’opéra-ballet versaillais sur le Caro Sassone n’est sans doute pas étrangère à l’envie qu’avait William Christie de redonner Ariodante – composé la même année que les Indes galantes – dont on pourrait dire qu’elle est la plus ramiste des partitions de Haendel.

De la première note de l’ouverture aux derniers accents du chœur conclusif de cette œuvre, William Christie manifeste ostensiblement un plaisir jubilatoire à diriger à mains nues les musiciens de « ses » Arts Florissants. Rarement on aura vu un chef dialoguer autant des yeux et du geste avec chacun des instrumentistes de ce qu’il convient de reconnaître comme l’une des meilleures (la meilleure ?) formations baroques du monde. Escogriffe aux bras interminables, perché sur la pointe de ses mocassins, le plus français des chefs américains dirige Haendel avec l’élégance d’un danseur du Grand Siècle. Chacun de ses gestes – un poing qui se ferme pour saisir au vol un point d’orgue, un doigt tendu pour donner le signal d’une attaque, un rond-de-jambe pour accompagner un crescendo de l’orchestre – est chorégraphié avec une telle rigueur que William Christie semble parler la musique du XVIIIe siècle avec la même fluidité que celle de son français ou de son anglais maternel. L’observer se mouvoir d’un pupitre à l’autre pour envelopper les musiciens d’un regard bienveillant dit aussi beaucoup de la manière dont Les Arts Florissants et leur fondateur s’admirent mutuellement et continuent, après plus de quatre décennies, de partager le même amour du répertoire baroque.

Si Les Arts Florissants doivent énormément au charisme joyeux de William Christie, ils peuvent aussi compter sur une communauté d’instrumentistes qui sont tous, à leur poste, de miraculeux virtuoses. Que dire du théorbiste Thomas Dunford sinon qu’il fait corps avec son instrument au premier rang de l’orchestre et que la vivacité de son continuo se communique irrésistiblement à tous les pupitres environnants ? Comment ne pas saluer la justesse de Gerard Serrano Garcia et de Pepe Reche dont les cors sont les interlocuteurs essentiels du chanteur dans l’aria martiale « Voli colla sua tromba » ? A-t-on jamais entendu bassons plus expressifs que ceux de Claude Wassmer et de Niels Coppalle dans le lamento « Scherza, infida » ? Est-il possible enfin de jouer du violon aussi bien que Hiro Kurosaki lorsqu’il fait dialoguer les cordes de son instrument avec la voix de la soprano dans « Il primo ardor » ? Il est évidemment impossible de répondre à ces questions sans se faire le thuriféraire béat d’un orchestre galvanisé par son chef et dépositaire d’une manière de jouer la musique de Haendel qui fait courir dans le public un frisson mêlé d’admiration et d’émotion.

Durant l’exécution de la dernière grande aria du personnage d’Ariodante « Dopo notte, atra e funesta », William Christie se laisse aller à esquisser quelques pas de danse avec son interprète, ce qui provoque immédiatement dans le public des applaudissements amusés et la volonté de témoigner au Maestro une profonde affection. Quand tant de chefs dirigent sans jamais tourner le moindre regard vers la salle et éprouvent même des difficultés à fendre l’armure au moment du rideau final, William Christie et sa silhouette d’éternel jeune homme comptent au nombre des artistes pour lesquels les spectateurs nourrissent un attachement sincère et profond. Ce dimanche, à l’auditorium de Dijon, le public bourguignon n’était pas seulement venu prêter l’oreille à l’Ariodante de Haendel ; il était venu d’abord partager la musique et témoigner son amour au plus grand et au plus sincère défenseur du répertoire baroque.

C’est un jardin extraordinaire

Du conte philosophique de Voltaire, William Christie a évidemment médité la morale énoncée par Candide à son ami Pangloss : « Il faut cultiver notre jardin ». Outre son domaine de Thiré, en Vendée, où il a recréé de toute pièce des décors végétaux dans l’esprit du Grand Siècle, le Maestro n’aime rien tant que de repérer de jeunes chanteurs en devenir, de les faire croitre en technique et en talent au sein du Jardin des Voix puis de leur offrir leurs premiers engagements significatifs à l’occasion des tournées des Arts Florissants. Depuis 2002, cette académie internationale pour jeunes chanteurs baroques a révélé de nombreux talents (Christophe Dumaux, Marc Mauillon, Sonya Yoncheva, et tant d’autres) et c’est précisément de cette pépinière que sont issus les principaux interprètes de l’Ariodante dijonnais.

Lauréate de la 7e édition du Jardin des Voix en 2015, la chanteuse franco-italienne Lea Desandre incarne Ariodante et lui prête un timbre de mezzo moiré et charnu quoique moins impressionnant que ceux de Anne Sofie von Otter ou de Joyce DiDonato qui enregistrèrent toutes les deux ce rôle au tournant des années 2000. Cette jeune artiste à la sublime musicalité n’a pas dans la voix les raucités dont usent habituellement les mezzo-sopranos lorsqu’elles incarnent des rôles « à moustaches ». Bien au contraire, c’est par l’émotion, la beauté et la clarté du son que Lea Desandre rend absolument convaincant son personnage de chevalier confronté aux affres de l’amour. Très attendue dans le sublimissime lamento « Scherza, infida » sur lequel se conclut la première partie du concert, la chanteuse déploie une ligne mélodique infinie et une longueur de souffle qui lui permettent de filer des notes inouïes et de faire monter les larmes aux yeux des spectateurs les plus insensibles. Sur l’ensemble de la représentation, cet Ariodante convainc absolument et gagnerait à être entendu dans une version scénique de l’œuvre.

« Scherza infida », Ariodante (Lea Desandre/ William Christie)

Issu de la même promotion du Jardin des Voix que Lea Desandre, le chanteur milanais Renato Dolcini prête au Roi d’Ecosse l’autorité de son timbre de baryton et une silhouette altière qui convient bien à ce personnage de père tiraillé entre ses devoirs de souverain et l’affection qu’il porte à sa fille. Si le jeu de l’acteur est un peu fruste et ses postures stéréotypées, le timbre est, lui, d’une noirceur vénéneuse et confère au monarque une dimension séductrice. Dans l’aria « Voli colla sua tromba », Renato Dolcini démontre une belle capacité à vocaliser et des graves sonores, qualités qui ponctuent ensuite l’ensemble de son interprétation jusqu’à ce que l’aria « Invida sorte avara » révèle une autre facette de son talent : des notes allégées et portées sur le souffle ainsi qu’une émotion très juste dans la manière d’exprimer le désespoir d’un père.

Ana Vieira Leite et Hugh Cutting ont aux-aussi été repérés par William Christie en 2021 à la faveur de la 10e édition du Jardin des Voix pour participer à une production de Partenope. Investis de la confiance du Maître pour incarner à nouveau des héros haendéliens, ils sont respectivement Dalinda et Polinesso sur la scène dijonnaise et reçoivent à l’issue du spectacle des applaudissements qui les désignent comme les chouchous du public bourguignon. Soprano d’origine portugaise, Ana Vieira Leite est une Dalinda capable de passer d’une émotion à l’autre tout en restant toujours dramatiquement crédible. D’abord discrète, presqu’effacée dans sa manière d’aborder sa première aria « Apri le luci, e mira », l’artiste déploie progressivement l’ampleur de sa voix jusqu’à se jouer des difficultés de « Il primo ardor » et de ses tempi infernaux puis d’être ovationnée au terme des pyrotechnies de « Neghitossi, or voi che fate ». Face à elle, c’est au contre-ténor britannique Hugh Cutting qu’est confié le rôle de Polinesso habituellement défendu par des contraltos féminins aux graves abyssaux. Avant même d’ouvrir la bouche, le jeune chanteur est déjà un parfait méchant de théâtre : boucles blondes, gueule d’ange, chemise de soie écarlate et démarche chaloupée, chacun devine que sous ces mines de premier communiant se cache celui par qui le scandale va arriver ! La voix de Hugh Cutting ne fait que confirmer cette première impression : bien projetée, ronde et mordorée comme sait l’être ce type de vocalité androgyne, elle dispose à la fois d’aigus charnus et de graves solidement timbrés qui restent audibles même dans les arie les plus virtuoses. Dès « Coperta la frode », ce Polinesso impressionne mais c’est surtout dans « Spero per voi, si, si » que l’artiste réussit le tour de force d’être à la fois, par la seule magie de la voix, séducteur et abject.

Pour les rôles très exposés de Ginevra et Lurcanio, William Christie a accordé sa confiance à deux artistes plus capés que les jeunes pousses de son Jardin des Voix. Programmée récemment à la Scala et au Palais Garnier, la soprano roumaine Ana Maria Labin est une Ginevra de grand luxe au timbre somptueux et à l’esthétique haendélienne irréprochable. « Orrida agli ochi miei », qui ouvre la partition d’Ariodante, est délivré crânement, d’une voix pleine aux aigus tranchants et aux vocalises précises, qualités que l’on retrouve intactes lorsqu’elle s’entremêle à celle de Lea Desandre dans le duetto « Se rinasce nel mio cor ». Mais c’est le grand lamento « Il mio crudel martoro » – pendant de celui d’Ariodante – qui consacre Ana Maria Labin comme une immense artiste tant elle sait mettre d’intensité et d’émotion dans la lente déploration d’une femme injustement accusée d’adultère. Le ténor croate Kresimir Špicer est lui aussi un familier du répertoire de Haendel qu’il interprétait déjà sous la direction de William Christie il y a une vingtaine d’années dans la cour des hospices de Beaune. Passé par Aix-en-Provence, Salzbourg, Milan et les grandes maisons d’opéra européennes, il incarne Lurcanio, frère d’Ariodante et amant de Dalinda. Personnage moins caractérisé que le Roi ou le traitre Polinesso, Lurcanio dispose cependant de pages sublimes comme « Del mio sol vezzosi rai » qui démontre chez Kresimir Špicer un sens raffiné du chant legato et une maîtrise du souffle éprouvée. Dans les passages plus virtuoses comme « Il tuo sangue », la technique du ténor touche davantage à ses limites et révèle une usure de l’éclat du timbre qui n’est peut-être due qu’à une fatigue passagère.

Dans la partie très brève – sans aria – d’Odoardo, le jeune ténor allemand Moritz Kallenberg nous a paru posséder un timbre plus phonogénique que celui de Kresimir Špicer. Pour en juger, il conviendrait évidemment de l’entendre dans un rôle plus exposé.

Donné en version de concert, cet Ariodante bénéficie cependant d’une mise en espace « de haute-couture » (dixit le programme de salle) signée par Nicolas Briançon et baignée par les délicats éclairages de Jean-Pascal Pracht. De ce dispositif somme toute assez sommaire, on retiendra surtout les projections de grands dessins architecturés sur le mur de fond de scène : inspirés des gravures de Piranèse ou des védutistes du XVIIIe siècle, ils créent à moindre frais l’illusion d’une machinerie baroque sans distraire le spectateur de la musique de Haendel ni des visages très expressifs des chanteurs.

Au rideau final, le public bourguignon manifeste bruyamment son enthousiasme à tous les artistes pendant de longues minutes jusqu’à ce que William Christie lui-même désigne sa montre-bracelet pour signifier qu’il n’est de bonne compagnie qui ne finisse par se quitter. Dans les escalators de l’auditorium de Dijon, on croisait après le spectacle des visages éclairés de sourires et des yeux pétillants de joie, comme si la beauté de la musique de Haendel pouvait conjurer la violence au Moyen-Orient et le lâche assassinat d’un professeur de Lettres à la cité scolaire d’Arras.

Les artistes

Ariodante : Lea Desandre
Ginevra : Ana Maria Labin
Dalinda : Ana Vieira Leite
Polinesso : Hugh Cutting
Lurciano :  Kresimir Špicer
Odoardo :  Moritz Kallenberg
Il Re di Scoazia : Renato Dolcini

Les Arts Florissants, dir. William Christie

Mise en espace : Nicolas Briançon
Vidéaste :  Valéry Faidherbe
Assistante à la mise en espace :  Elena Terenteva
Créateur lumière : Jean-Pascal Pracht
Assistant lumière : Yannick Anche

Le programme

Ariodante

Dramma per musica en trois actes de Georg Friedrich Haendel, livret de Antonio Salvi d’après Roland furieux de l’Arioste. Créé le 8 janvier 1735 au théâtre de Covent Garden, à Londres.

Auditorium de Dijon, dimanche 15 octobre 2023 – 15h00