Élisabeth Jacquet de la Guerre et son œuvre sont dorénavant (relativement) bien connues : Catherine Cessac lui a consacré une biographie (Actes Sud, 1995), et Céphale et Procris a même déjà eu l’honneur d’un enregistrement (paru en CD chez ORF – Alte Musik en 2008). Reinoud van Mechelen a fait entendre sa lecture de l’œuvre au cours d’une petite tournée ayant conduit les forces de son ensemble A nocte temporis à Bruxelles, Namur et Versailles, laquelle lecture fera l’objet d’un CD à paraître sous le label Château de Versailles Spectacles. Antonia Bembo (1643-1715), la presque contemporaine de Jacquet de la Guerre (1665-1729) est nettement moins connue (est-ce la raison pour laquelle son nom n’apparaît pas sur la couverture du programme ?…), et eut semble-t-il une vie assez différente de celle de sa consœur. Si Jacquet de la Guerre reçut une très solide éducation musicale, fut présentée toute jeune à la cour où on la remarqua rapidement et put même voir représenté son opéra sur la scène de l’Académie royale de musique (au Théâtre du Palais-Royal), Bembo, dont la vie est beaucoup moins connue, semble ne pas avoir bénéficié de la même formation musicale. Ayant quitté Venise après un mariage malheureux, elle fut elle aussi présentée à Louis XIV, mais sa notoriété et les faveurs qui lui furent accordées (elle reçut du roi une pension qui lui permit de vivre dans la communauté de Notre-Dame de bonne Nouvelle) sont semble-t-il sans commune mesure avec celles dont jouit Jacquet de la Guerre.
Quoi qu’il en soit, le programme présenté mardi dernier à l’Arsenal par Jérôme Correas et les Paladins a permis d’établir un intéressant parallèle entre les arts de ces deux compositrices, et d’apprécier notamment comment chacune s’appropriait la musique italienne de l’époque ou, au contraire, s’en démarquait : c’est particulièrement flagrant pour Bembo, dont le programme fait entendre l’italianissime « In amor ci vuol ardir », une tarentelle aussi brève qu’endiablée, mais aussi le superbe « Ah, que l’absence est un cruel martyre », qui participe nettement d’une esthétique plus « française », avec écriture sobre et dépouillée…
Du programme essentiellement constitué de pièces brèves se distinguent deux pages d’une ampleur inattendue : La cantate « Le Temple rétabli » de Jacquet de la Guerre, et le « Lamento della Vergine » de Bembo. La cantate française, que, d’après Jérôme Correas, le public de l’Arsenal est peut-être le premier à entendre, est une page étonnante, chantant l’espoir en une prochaine reconstruction du Temple de Salomon venant d’être détruit. L’écriture en est très contrastée : elle fait alterner jubilation (« Sonnez, trompettes éclatantes ! ») et déploration tragique : « Est-ce là ce temple superbe / Où Dieu recevait nos tributs ? ». Il en va de même avec le Lamento de Bembo de facture très « opératique », dans lequel se succèdent plaintes pathétiques et exclamations véhémentes, expression d’une révolte désespérée.
Chantal Santon - © Jean Fleuriot
Pour rendre justice à ces pages dramatiques, on peut compter sur l’art de Chantal Santon qui possède l’aplomb dans les vocalises (l’introduction du « Temple rétabli ») ainsi que le sens de la déclamation tragique ou du pathos requis par la musique et les paroles de ces œuvres remarquables. La soprano, fort applaudie, convainc tout autant quand il s’agit de rendre hommage au Roi Soleil (« Pare a voi piogge beate ») ou quand le ton doit se faire plus léger et galant, comme dans le chant d’une « Suivante de la Volupté » (Céphale et Procris).
L’ensemble Les Paladins brille aussi bien dans les quelques pages orchestrales qui émaillent le programme (l’ouverture de Céphale et Procris, ou encore la Sonate en trio n°1 en sol mineur de Jacquet de la Guerre) que lorsqu’il s’agit d’accompagner le chant de la soprano : si leur toute première intervention fait entendre ici ou là une légère acidité, les violons de Magdalena Sypniewski et Roxana Rastegar témoignent d’une belle complicité dans la Sonate de Jacquet de la Guerre…
Magdalena Sypniewski et Roxana Rastegar - © Jean Fleuriot
… et Magdalena Sypniewski fait preuve d’une belle virtuosité lorsqu’il s’agit d’évoquer les sonorités… des trompettes, au tout début du « Temple rebâti », ou de poésie dans la conclusion tout en finesse de l’air « La douce folie que celle d’aimer » (Céphale et Procris).
Nicolas Crnjanski et Benjamin Narvey - © Jean Fleuriot
Le violoncelle de Nicolas Crnjanski fait entendre un chant plein de tendresse dans son duo avec le violon (Le Temple rebâti), et rivalise de délicatesse avec le théorbe de Benjamin Narvey, particulièrement apprécié dans l’introduction empreinte de douceur de « Ah, que l’absence est un cruel martyre ».
Bravo également au maître d’œuvre Jérôme Corréas, pour son clavecin plein de vitalité et de nuances, mais aussi pour ses qualités pédagogiques et la présentation claire et intéressante des différentes pièces proposées au public… Un public qui remerciera tous les artistes par des applaudissements particulièrement nourris !
Jérôme Correas - © Jean Fleuriot
À noter : ce concert s’inscrit dans le cadre de la troisième saison musicale de la BnF et de Radio France (Révélations !), une saison consacrée aux compositrices, conçue en partenariat avec Elles Women Composers et le label La Boîte à Pépites. Pour prendre connaissance des événements à venir, cliquez ici !
Chantal Santon, soprano
Magdalena Sypniewski et Roxana Rastegar, violons
Nicolas Crnjanski, violoncelle
Benjamin Narvey, théorbe
Jérôme Correas, clavecin et direction
Les Paladins, direction Jérôme Correas
Élisabeth Jacquet de La Guerre
- Céphale et Procris, tragédie lyrique (extraits)
- Sonate en trio (pour deux violons et basse) n°1 en sol mineur
- Cantates françaises sur des sujets tirés de l’écriture, Livre 2 : Le Temple rebâti
Antonia Bembo
Produzione Armoniche, cantates italiennes et airs de cour (extraits)