Philharmonie de Paris : Symphonie n°8 « des Mille », la fresque grandiose et vibrante de Gustav Mahler
À la Philharmonie de Paris vendredi soir dernier, sous la direction de Daniel Harding, la Symphonie n°8 « des Mille » de Gustav Mahler a déroulé son immense diptyque et emporté le public dans son élan magnifique.
Rares sont les représentations de cette Symphonie « des Mille » qui déploie des effectifs gigantesques, d’où son surnom, donné pour sa création en 1910 par Emil Gutmann, l’impresario doué du sens des affaires auquel Mahler confie la création de son œuvre : deux chœurs mixtes, un chœur d’enfants, huit solistes, huit cors, des trombones et trompettes en pagaille, des percussions idem, un harmonium, l’orgue, et j’en passe. Nous sommes bien dans le spectaculaire et le monumental, d’où le caractère exceptionnel de ce concert, dont la préparation implique un personnel nombreux, comme l’indique la liste de ses interprètes plus bas.
L’œuvre trouve son origine dans ce Romantisme finissant qui cherche à embrasser la création toute entière en unissant l’orchestre et le chœur sur le modèle du final de la Neuvième Symphonie de Beethoven, avec des effectifs pléthoriques, et dans le cas de Mahler ici, des instruments inattendus, comme cette mandoline qui accompagne les chœurs d’enfants dans la deuxième partie. D’où, aussi, des œuvres dépassant largement la durée de la symphonie « classique » comme celles de Bruckner et celles de Mahler lui-même, notamment sa Deuxième et Troisième Symphonies qui font elles aussi intervenir les voix.
Dédiée à « ma chère femme Alma Maria », la Huitième Symphonie, terminée en 1907, confronte et unit deux textes dans deux langues différentes, celui, latin, de l’hymne du neuvième siècle Veni Creator Spiritus et celui de la dernière scène du Second Faust de Goethe (1832). Invoquant le Saint Esprit sous le nom du Paraclet et évoquant sa descente sur les têtes des apôtres, l’hymne est chantée pour les fêtes de Pentecôte, l’entrée des cardinaux en conclave, l’ordination des prêtres et des religieux, le couronnement des monarques et le sacrement de confirmation. Goethe en avait fait une très belle traduction en allemand que Mahler connaissait certainement et le compositeur évoque la descente de l’Esprit dès les premières mesures avec le motif descendant Veni, creator Spiritus / Mentes tuorum visita, (Viens, Esprit Créateur, / Visite l’âme de tes fidèles) de la première strophe. Plus loin, en plein milieu du mouvement, un motif ascendant accompagne les premiers vers de la quatrième strophe Accende lumen sensibus, / Infunde amorem cordibus (Allume en nous ta lumière, / Emplis d’amour nos cœurs), qui nourrit abondamment le second mouvement, manière de dire à quel point les deux parties de la symphonie sont liées malgré leur apparente incongruité, puisque la seconde partie évoque l’ascension de l’âme de Faust vers les sphères suprêmes.
Deux fois plus longue que la première, cette seconde partie transpose au concert la Scène Finale du Second Faust de Goethe, œuvre posthume terminée vingt-cinq ans après le premier Faust consacré aux amours fatales avec Marguerite et objet de transpositions lyriques par Berlioz, Schumann, Gounod, Boito et Busoni, entre autres, parmi lesquels seul Schumann compose cette Dernière Scène dans ses Scènes du Faust de Goethe (1844-1853). Dans le Second Faust le propos est tout autre que dans Faust I. Renonçant à ses ambitions personnelles, à sa quête métaphysique et à des expériences aux conséquences parfois catastrophiques, Faust vieilli achète son salut en se consacrant à un projet qui doit profiter à ses frères humains, échappe ainsi in extremis à Méphistophélès et obtient sa rédemption et sa montée vers le Paradis, attiré par l’Éternel Féminin, dans ce qui rappelle la Divine Comédie du Dante, guidé par Béatrice dans le troisième volet du poème.
Dans cette Scène Finale, Goethe se livre à une synthèse personnelle des dogmes chrétiens et fait intervenir des figures archétypales issues de leur théologie ou de l’histoire de l’Église auxquelles il mêle celle de son premier drame et Mahler s’efforce de l’illustrer en musique. Un long prélude orchestral peint le paysage étrange de forêt, rochers et solitudes où vivent des anachorètes à flanc de montagne avant les épisodes qui scandent cette montée de l’âme vers le sommet, celui des quatre Sages (quatre Docteurs de l’Église, que Mahler réduit à trois en éliminant le Pater Seraficus) et des Deux Saintes Femmes et de la Grande Pécheresse avant l’apparition d’une Pénitente, autrefois Marguerite, et de la Mater Gloriosa, la Vierge Marie, et le Chœur Mystique final, avec les interventions de toute une théorie d’anges aux hiérarchies diverses, d’où les chœurs d’enfants. D’où les huit solistes que demande ce mouvement, où Mahler, auteur de nombreux cycles de lieder pour orchestre, directeur de l’opéra de Vienne et chef de son orchestre compose autant de numéros d’opéra.
Avec ses balcons ondulants et vertigineux, l’architecture asymétrique de la Salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris est propice à la divagation de l’imagination et se prêtait à la scénographie décrite par Goethe dans cette scène, et le placement des chœurs, les adultes en noir sur les gradins du milieu et les enfants en blanc de part et d’autre sur les côtés, évoquait un retable de cathédrale. Les solistes étaient placés devant le grand chœur au-dessus de l’orchestre, rendant parfois peu lisible les lignes vocales de la polyphonie complexe de leurs ensembles lorsqu’ils devaient lutter avec le chœur qui les accompagnait et l’immense orchestre à leurs pieds. Mais pas sûr que cela soit plus confortable pour eux de chanter à l’avant-scène avec la masse de l’orchestre dans le dos, et on tremblait pour eux à la perspective de devoir affronter une telle masse sonore. Le parti-pris ici était visiblement de les faire chanter dans l’orchestre, comme un de ses instruments, d’où parfois la sensation d’éloignement.
D’une belle homogénéité, il était plus facile d’apprécier les qualités de ce plateau vocal à chacune de leur prestation dans la Scène Finale où ils assument des rôles précis et distincts. Puisqu’appartenant au monde d’en bas, Christopher Maltman, baryton (Pater Ecstaticus) et Tareq Nazmi, basse (Pater Profundus) sont venus chanter à l’avant-scène leurs ariosos passionnés et agités avec une belle énergie, et on aurait peut-être souhaité plus de noir dans le timbre de Tareq Nazmi pour le différencier de son collègue. Mais sa partie est écrite surtout pour le haut de son registre et il s’est tiré avec élégance de cette écriture aux grands intervalles expressionnistes qui demande à la fois force et grande souplesse. Andrew Staples, ténor (Doctor Marianus), familier du Chant de la Terre de Mahler, doit assurer une partie conséquente dans une tessiture souvent très tendue où Mahler exploite sans pitié les aigus de la voix, notamment dans le dernier arioso qui salue la Mater Gloriosa comme Mère, Vierge, Reine et Déesse ; il s’est acquitté avec succès de cette rude tâche.
Côté dames, le pupitre était parfait. Les sopranos Sarah Wegener et Johanni van Oostrum comme les altos Jamie Barton et Marie-Andrée Bouchard-Lesieur ont défendu avec ardeur et tendresse leurs partitions dans les deux parties, réussissant à se faire entendre par-dessus les tutti chœur et orchestre du Veni Creator ; Johanna Wallroth, perchée au dernier balcon et nimbée de lumière, a chanté une apparition mariale digne de la Vigile de l’Assomption, à convaincre les sceptiques les plus rebelles.
Saluons l’homogénéité des chœurs, le timbre frais des enfants et la vaillance des adultes, capables de mystérieuses nuances piano sans perdre en énergie retenue. Saluons la maîtrise de Daniel Harding à la tête de cette masse orchestrale, lui insufflant l’énergie nécessaire pour nous transporter dans un monde de spiritualité et de foi exaltées, attentif à la peinture d’un monde comme issu du retable d’Issenheim, obtenant de son orchestre de belles nuances dans les passages de transition menant à des efflorescences lyriques, déroulant avec grâce les mélismes d’une partition aux accents parfois très sensuels, notamment ce thème de l’Amour porté par violons, harmonium et harpe de la Scène Finale, faisant goûter le plaisir de l’attente de la résolution des cadences vers des accords parfaits, ménageant les respirations nécessaires dans cet arc entièrement tendu vers ce Chœur Mystique avant l’immense crescendo et le dernier déchainement de l’orchestre qui a laissé les auditeurs pantelants d’émotion, regrettant les bravos intempestifs, le dernier accord posé, alors que le silence aurait, me semble-t-il, mieux accueilli et salué cette véritable apothéose.
Magna Peccatrix : Johanni van Oostrum, soprano
Una Poenitentium : Sarah Wegener, soprano
Mater Gloriosa : Johanna Wallroth, soprano
Mulier Samaritana : Jamie Barton, alto
Maria Aegytiaca : Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, alto
Doctor Marianus : Andrew Staples, ténor
Pater Ecstaticus : Christopher Maltman, baryton
Pater Profundus : Tareq Nazmi, basse
Chœur de l’Orchestre de Paris
Jeune Chœur de Paris, direction Richard Wilberforce
Maîtrise de Paris du CRR de Paris, direction Edwige Parat
Chœur d’enfants de l’Orchestre de Paris,
Rémi Aguirre Zubiri, Edwin Baudo, Désirée Pannetier, Béatrice Warcollier, chefs de chœur associés
Ji-Yoon Park, violon solo invitée
Johann Guzman, chef assistant
Orchestre de Paris, Orchestre du Conservatoire de Paris, dir. Daniel Harding
Gustav Mahler
Symphonie n°8 « des Mille »
Philharmonie de Paris, concert du vendredi 24 novembre 2023