Le Théâtre des Champs Elysées présentait mercredi soir en version de concert La Chauve-souris, chef-d’œuvre élégant et pétillant de Johann Strauss II sous la baguette de Marc Minkowski.
Si l’on en croit cette délicieuse Chauve-Souris de Johann Strauss II, avec ses fêtes et bals de Carnaval, célébrés aussi bien par Schumann (Carnaval de Vienne, 1839) que par le munichois Richard Strauss dans son Arabella (1933), la Vienne de 1874 n’avait rien à envier au Paris que dépeint notre Offenbach dans sa Vie Parisienne (1866), en dépit, ou à cause, d’une récente crise boursière, d’une épidémie de choléra et des échos lointains de la défaite de Sadowa (1866) où les troupes prussiennes de Moltke (et de Bismarck) enfoncèrent cruellement celles de l’empereur François-Joseph. Et c’est un bal masqué, topos familier et quasi obligatoire de l’opéra-comique comme de l’opérette française ou viennoise, que présente l’acte II du chef d’œuvre lyrique de Strauss, où disparaissent les frontières entre classes et, dans la capitale de l’empire austro-hongrois, entre les nationalités qui le composent, suite au choix de chacun d’une nouvelle identité. Mais les vieux clichés ont la vie dure et dans cette polissonnerie masquée, dont le mot d’ordre est « Amüs’ment » et « Chacun à son goût » (en français dans le texte), c’est un faux marquis français, le Marquis von Renard, qui courtise une fausse comtesse hongroise, son épouse, et tous se bercent de l’illusion momentanée de la fête en buvant à sa Majesté le roi Champagne Premier.
Sur ce livret plein de fantaisie et d’esprit où règnent faux semblants et quiproquos, où l’adultère est gentiment puni et la vengeance se mange tiède, Strauss a composé une musique pleine de verve et de charme, tour à tour faussement mélancolique et énergiquement rythmée, dont la très célèbre Ouverture, championne toutes catégories du Concert du Nouvel An à Vienne, donne d’emblée le caractère et le tempo.
On sait l’admiration que Johannes Brahms, protestant hambourgeois, portait au roi de la valse et à son Danube Bleu, et les plus grands chefs comme les plus grands chanteurs ont gravé des enregistrements de cette Chauve-souris, bijou délicat et délicieux, aussi léger et fondant qu’une Sacher-Torte. Le plateau vocal hier était superbe de qualité et les trois rôles féminins, qui se taillent la part du lion, largement à la hauteur des attentes d’un public rapidement convaincu et conquis. Alina Wunderlin (Adèle), pétillante d’espièglerie et d’abattage dans ses deux grands airs « Mein Herr Marquis » et « Spiel ich die Unschuld » a donné le meilleur d’elle-même. Jacquelyn Stucker (Rosalinde) au timbre chaud et charnu, a apporté une grande noblesse à son rôle d’épouse bafouée et une grande nostalgie à sa « Csárdás », laissant le public prêt à croire à la sincérité des sentiments de cette fausse comtesse. Marina Viotti (Orlofsky), décidément chez elle dans ce théâtre, servie par sa haute taille et son timbre généreux de mezzo, a campé magistralement le dandy blasé et jouisseur fin de siècle qui offre sa protection aux amours illicites.
Côté qualité, les messieurs n’étaient pas en reste. Magnus Dietrich (Alfred) très à l’aise dans son rôle de ténor prolixe, Christoph Filler (Eisenstein) baryton au timbre un peu clair contrastant avec celui bien noir des basses Leon Košavic (Falke) et de Michael Kraus (Frank) composaient un pupitre masculin de belle allure, et Megan Moore (Ida) et François Piolino (Blind) sont venus compléter cette élégante distribution. L’avantage des versions de concert c’est qu’elles vous préservent des élucubrations de metteurs en scène en mal d’idées novatrices qui vous forcent à fermer les yeux pour ne pas voir le spectacle qu’ils ont concocté. Ici le jeu des chanteurs, leur énergie et leur complicité compensait largement l’absence de décor et Marc Minkowski et ses Musiciens du Louvre, visiblement amoureux de cette musique raffinée, ont largement contribué à la magie de ce spectacle. Comme dans bien des opérettes, c’est le troisième acte, généralement plus court que les deux premiers, qui pêche par manque d’intérêt dramatique. Ici le rôle bouffe du gardien de prison Frosch (rôle parlé), joué avec brio par Sunnyi Melles ne suffisait guère à compenser ce déséquilibre. Marc Minkowski a proposé une marche et une polka-galop « Sous le tonnerre et les éclairs » de Johann Strauss, exécutés avec verve (et la participation du public) pour donner à cet acte plus de substance musicale et terminer la fête en beauté.
En bis, et pour illustrer son vibrant plaidoyer pour la paix entre les peuples que rend possible le soutien à la culture, Marc Minkowski, les chanteurs et l’orchestre ont repris l’ensemble « Brüderlein und Schwesterlein » de l’acte II, qui prit alors plus l’accent d’une prière qu’une invitation à l’amour, apportant une touche de mélancolie à la fête où le public avait été convié.
Rosalinde : Jacquelyn Stucker
Eisenstein : Christoph Filler
Adèle : Alina Wunderlin
Alfredo : Magnus Dietrich
Falke : Leon Košavic
Orlofsky : Marina Viotti
Frank : Michael Kraus
Blind : François Piolino
Ida : Megan Moore
Frosch (rôle parlé) : Sunnyi Melles
Les Musiciens du Louvre, dir. Marc Minkowski
Cor de Cambra del Palau de la Música Catalana, dir. Xavier Puig
Mise en espace et adaptation des dialogues : Romain Gilbert
La Chauve-souris (Die Fledermaus)
Opérette en trois actes de Johann Strauss II (1874) sur un livret de Richard Genée et Karl Haffner d’après Le Réveillon de Meilhac et Halévy, créée au Theater an der Wien de Vienne le 5 avril 1874.
Théâtre des Champs Elysées, concert du mercredi 13 décembre 2023