Que reste-t-il du dernier opéra de Monteverdi ? Un chef-d’œuvre d’un jeune compositeur de 75 ans, alors au fait de sa gloire. Mais ces partitions qui nous restent sont-elles bien de lui ? Toutes ? À commencer par la fin, ce duo extatique « Pur ti miro » signé Benedetto Ferrari… Et puis, il ne reste que deux lignes sur les partitions : les portées de chant et de basse continue, sans aucune précision instrumentale. Libre à chacun de s’inventer « son » couronnement, avec son choix d’instruments et sa liberté d’improvisation.
Après l’exhumation par Vincent d’Indy en 1905, il y eut Raymond Leppard, Alan Curtis, Nikolaus Harnoncourt et tant d’autres depuis. Les orchestres y sont plus ou moins fournis avec force harpe, flûtes, doulcianes ou bassons, cornets à bouquin et sacqueboutes. A contrario, le choix de Stéphane Fuget est un pari osé, à l’opposé d’un instrumentarium alla Leonardo Garcia Alarcon, osant l’ascèse d’un ensemble réduit à neuf musiciens excellentissimes : deux théorbes particulièrement sollicités (parfois délaissés pour deux guitares), deux clavecins omniprésents (dont celui du chef, très en verve et inspiré), un violoncelle, une basse de viole et enfin deux violons et un alto qui n’ont pas si souvent le premier rôle. Ce choix réduit aux seules cordes impose d’emblée une écoute sans aucune concession. Mais il ne fait que détailler à la pointe sèche une intrigue foisonnante.
Rien ne vient divertir cette interprétation au fusain d’un théâtre des passions ou le chef impose une implication de tous les instants avec une énergie sans cesse renouvelée. Il en faut d’autant plus que la version choisie est celle de Venise mais agrémentée de larges moments de la version de Naples – d’où un troisième acte très différent, ajoutant airs, duos, ensembles, augmentant d’une demi-heure de musique les versions habituelles et portant la durée du spectacle à 3 heures 45.
Avec un tel choix quasi minimaliste, voire ascétique, assumé de bout en bout, Stéphane Fuget donne la primauté au texte, élevant le parlar cantando à son expression la plus juste, la plus pure. Sanguin, il sait jouer sur tous les ressorts du drame, sur les orages et les silences, sur le comique et l’érotisme – sur tous les grains des mots et des voix. Ainsi, a-t-on jamais entendu cet opéra interprété avec autant d’exigence dans la diction ? Ce qui n’empêche pas les airs, véritable nouveauté stylistique en 1643, de se déployer avec un sens poétique et dramatique sans pareil. Au contraire, le contraste avec les récitatifs n’en est que plus subtil et convaincant. Chaque aria d’Ottone, de Néron, d’Octavie ou de Poppée se trouve nimbé de couleurs choisies avec soin. Et jamais la tension ne se relâche.
Comme l’écrivait Stéphane Lelièvre ici-même, en juillet 2021, à propos du concert de Beaune qui proposait Le retour d’Ulysse de Monteverdi, «Stéphane Fuget et ses Épopées n’ont pas leur pareil pour créer une atmosphère, la faire évoluer ou la briser net, lui en substituer une autre… bref, pour évoquer la vie dans toutes ses composantes et toute sa variété. » Un formidable enregistrement avait suivi, récompensé de toutes part, en France comme à l’étranger[1].
C’est exactement dans la même démarche que s’inscrivent Les Épopées de Fuget avec ce troisième volet monteverdien[2], nous entrainant dans une nouvelle et formidable réussite collective. Car le plateau était superlatif, choisi avec un grand art. Il n’y a pas de petit rôle. Il n’y a qu’une perfection dans le choix des tessitures et des chanteurs-acteurs. Ainsi, la diversité des timbres des ténors permettait une véritable individualisation de chaque personnage..
Dès le prologue, on ne peut que saluer le trio des voix féminines : Claire Lefiliâtre, magistrale en dame Fortune, Ana Escudero et Jennifer Courcier, rayonnantes dans leur rôle de la Vertu et d’Amour. Le ténor Marco Angiolini et plus encore la basse Geoffroy Buffière ont fait forte impression dans chacune de leurs interventions. L’impressionnant Alex Rosen donnait au rôle de Sénèque une profondeur abyssale. Quant à Paul-Antoine Bénos-Djian, il dessinait le portrait d’un Othon amoureux, tour à tour bouleversant dans son premier air et bouleversé, désespéré lorsqu’à la fin du premier acte, il réalise que son amour pour Poppée n’aura jamais de retour. Ensuite, il se rêve au paradis, tout à son amour pour Drusilla, incarnée par la touchante Hasnaa Bennani (remplaçant au pied levé Camille Poul souffrante) qui était aussi investie et convaincante que ses acolytes. À tout moment, la voix ductile de Paul-Antoine Bénos-Djian, nous enchante, tout comme celle d’Eva Zaïcik en Octavie, tour à tour furieuse, inquiétante, déchue. Son air déchirant « Addio Roma » était un des temps les plus forts d’un spectacle qui n’en manquait pas.
Et les deux héros de cette histoire incarnaient toute l’exigence et l’excellence du choix de ce plateau d’argent. Le contre-ténor Nicolo Balducci est un Néron jouisseur, autoritaire, qui sait rugir, hurler même, avec une puissance sidérante. Si parfois quelques aigus sont un peu tendus, mettant à nu les limites d’une tessiture portée à incandescence, sa présence est fascinante et son engagement vocal nous touche par la diversité incroyable de sa caractérisation. Ses duos sont d’anthologie, d’une rare violence avec Sénèque, d’une agilité vocale dans les mélismes de ses vocalises lorsqu’il jubile de la mort de Sénèque avec le Lucain habité du ténor Juan Sancho, d’une ineffable douceur érotique avec l’impériale Poppée de Fransesca Aspromonte. Car c’est bien elle l’héroïne, avec sa voix de miel, campant une Poppée sensuelle, manipulatrice. Au premier acte, la voici enjôleuse, poussant Néron à se débarrasser de Sénèque ; au deuxième acte, la grande scène où elle oblige Othon à aller tuer sa rivale Octavie est faite d’imprécations, de violence ; à chaque duo d’amour avec Néron, la pure beauté du timbre exalte les mots en un chant bouleversant. Et leur « Pur ti miro » final suspend le temps, faisant de ce moment rare une émotion inoubliable.
Que reste-t-il de ce concert hors norme, tant par sa durée quasi-wagnérienne (près de quatre heures) que par son niveau artistique d’exception ? Le sentiment d’avoir côtoyé les sommets, là où l’air se fait rare, précieux. Un moment exigeant et inoubliable, une épure qui heureusement venait de faire l’objet d’un enregistrement les jours précédents.
Pourtant, il reste une question qui taraude le spectateur : après les concerts de Beaune et Versailles et bientôt le disque, à quand un plateau d’opéra avec mise en scène pour de tels artistes inspirés qui incarnent au plus haut point cette œuvre phare?
————————————————-
[1] Édité par Château de Versailles Spectacles.
[2] L’Orfeo est à paraître en 2024.
Poppée : Fransesca Aspromonte
Néron : Nicolo Balducci
Octavie : Eva Zaïcik
Othon : Paul-Antoine Bénos-Djian
Sénèque : Alex Rosen
La nourrice, Lucain : Juan Sancho
et Marco Angiolini, Geoffroy Buffière, Claire Lefiliâtre, Ana Escudero, Jennifer Courcier, Hasnaa Bennani.
Les Épopées – Stéphane Fuget, clavecin et direction.
l’Incoronazione di Poppea (Le Couronnement de Poppée)
Opéra en un prologue et trois actes de Claudio Monteverdi, livret de Gian Francesco Busenello d’après Les Annales de Tacite (Livre XIV), créé en 1642 à Venise.
Versailles, Grande Salle des Croisades, concert du 17 décembre 2023.
1 commentaire
Et pour les passionnés d’archéologie , la version TGV des années 50 de Walter Goehr , à la méthode comédies musicales américaine, Karajan fera guère mieux dans les années 60. On devait se contenter de çà à l’époque jusqu’à la révolution Harnoncourt