Jeanne Leleu en 1947 (BnF)
Étrange destinée que celle de Jeanne Leleu (1898-1979). On comprendrait qu’elle ait disparu du paysage musical si elle avait souffert de son vivant, comme plusieurs de ses consœurs, d’un manque de reconnaissance, de visibilité, d’un mépris de ses homologues masculins qui l’aurait maintenue dans l’obscurité et l’incognito… Mais ce n’est pas le cas : Jeanne Leleu fut célébrée de son vivant, son talent reconnu (ses œuvres firent l’objet de critiques enthousiastes, son ballet Nautéas fut créé à Monte-Carlo puis donné à l’Opéra de Paris, elle remporta le grand prix de Rome en 1923…) Héloïse Luzzati émet plusieurs hypothèses pouvant expliquer cet injuste oubli : la nonchalance des éditeurs, l’absence de descendants qui auraient pris soin des partitions qu’elle a léguées,…
Quoi qu’il en soit, la musique de Jeanne Leleu, jamais enregistrée à notre connaissance, fut pour le public réuni en ce 22 janvier dans la Salle Ovale de la Bibliothèque Richelieu, une découverte… et une révélation ! Car d’après les œuvres qu’il nous a été donné d’entendre, c’est de la grande et belle musique qu’a composée Jeanne Leleu, une musique où l’on peut, comme n’ont d’ailleurs pas manqué de le faire les contemporains de la compositrice, s’amuser à chercher d’éventuelles influences, de Stravinsky à Ravel ou Debussy. Mais on peut aussi tout simplement se laisser charmer par un langage indéniablement personnel, notamment dans les mélodies où le raffinement de l’écriture n’exclut nullement d’étonnantes envolées lyriques, voire dramatiques – envolées au demeurant confiées aussi bien à la voix qu’au piano.
Le programme proposé fait habilement alterner pièces vocales et instrumentales, et, outre les compositions de Jeanne Leleu, fait également entendre quelques pages de Ravel : la « Pavane de la Belle au bois dormant » et « Le jardin féérique » de Ma Mère l’Oye, que Jeanne Leleu créa en 1910, suscitant l’admiration du compositeur.
Le Quatuor pour violon (Alexandre Pascal), alto (Léa Hennino), violoncelle (Héloïse Luzzati) et piano (Célia Oneto Bensaid) fait se succéder des atmosphères très variées : le premier mouvement, qui s’ouvre dans un tempo lent, déploie progressivement un enjouement gracieux, auquel succèdent comme les pas d’une promenade tranquille, suggérée par le piano et ponctuée par les pizzicati du violoncelle ; l’alto ouvre le deuxième mouvement avec des sonorités empreintes de tendresse avant que violon, violoncelle et alto ne fassent preuve d’une belle habileté à fusionner ; l’allegro du troisième mouvement conclut brillamment ce quatuor, avec un allant communicatif qui ne se départ jamais d’une sobre élégance. Mais nous avons été plus sensible encore aux très beaux « Compagnons de Saint François » (extraits du cycle En Italie) : le piano de Célia Oneto Bensaid en égrène finement les notes, suspendant poétiquement le temps dans un moment de poésie partagé.
La musique vocale de Jeanne Leleu est quant à elle représentée par les Six Sonnets de Michel-Ange (traduits de l’italien par Michel Augustin Varcollier). Là encore, le piano de Célia Oneto Bensaid fait merveille, qu’il s’agisse de traduire la majesté des premières mesures de « Tout ce qu’un grand artiste », la délicatesse quasi impressionniste de l’introduction de « Vos beaux yeux me font voir », ou encore le balancement lent et nostalgique de « C’est ici que mon unique bien ». Enfin, pouvait-on rêver, pour servir la poésie intense de ces six mélodies, meilleure ambassadrice que Marie-Laure Garnier ? Dans une forme vocale éblouissante, la soprano fait valoir une fois encore le soin qu’elle attache à la diction, mais aussi une belle maîtrise du souffle (nécessaire pour venir à bout des phrases musicales souvent fort longues écrites par la compositrice), une opulence du timbre tout à fait adaptée à ces pages qui, plus d’une fois, prennent un envol quasi opératique, ainsi qu’une émotion constante et un superbe sens des nuances, qui se révèle notamment dans le « Je n’ai d’autre volonté que la vôtre », chanté à fleur de lèvres (deuxième mélodie), ou dans le mystère dont se nimbe la question (« Que serait-ce des bras d’un amant ? ») par laquelle se referme la quatrième mélodie : « Qu’il est doux, le festin de ces fleurs »…
Un superbe concert, dont le plaisir pourra fort heureusement se prolonger par l’écoute du CD, à paraître le 26 janvier !
Retrouvez ici Marie-Laure Garnier en interview !
Marie-Laure Garnier, soprano
Alexandre Pascal, violon
Léa Hennino, alto
Héloïse Luzzati, violoncelle
Célia Oneto Bensaid, piano
Jeanne Leleu
Quatuor avec piano pour violon, alto, violoncelle et piano
Six Sonnets de Michel-Ange pour voix et piano
En Italie – Les compagnons de Saint François pour piano
Maurice Ravel
Prélude en la mineur pour piano
Ma mère L’Oye pour piano (extraits)
Paris, Bibliothèque Nationale de France (Richelieu), Salle ovale, concert du lundi 22 janvier 2024