Lorsqu’au début de la seconde partie de ce concert paraissent John Nelson, Joyce DiDonato et Michael Spyres, on comprend que le critique n’aura pas vraiment ce soir à rendre compte d’un concert, mais plutôt à témoigner de l’histoire d’amour qui lie ces artistes au public strasbourgeois depuis plusieurs années maintenant… À peine arrivés sur scène, les deux chanteurs et le chef s’étreignent et reçoivent du public une chaleureuse ovation. Trois complices auxquels il conviendrait d’ajouter Hector Berlioz, qu’il servent inlassablement depuis des années avec le bonheur que l’on sait : il y eut Les Troyens en 2017, La Damnation de Faust en 2019, Les Nuits d’été (mais sans Joyce) en 2021, Roméo et Juliette (mais sans Michael) en 2022,… Et puis, il y eut malheureusement cette occasion ratée : Carmen, qui aurait dû être donnée et enregistrée l’an dernier, mais à laquelle John Nelson dut renoncer pour raisons de santé.
© D.R. (Orchestre Philharmonique de Strasbourg)
John Nelson, ce soir, ne dirigera que la seconde partie du concert, la première étant confiée à Ludovic Morlot, sous la baguette duquel l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg délivre une éblouissante « Chasse Royale et Orage », dans laquelle la fougue des cordes le dispute à l’excellence des cuivres, stupéfiants de précision ! Paraît ensuite Michael Spyres qui, après son deuxième acte de Tristan donné avec succès à l’Opéra de Lyon en février 2022, poursuit un voyage en terres wagnériennes qui le conduira de nouveau à Strasbourg en mars prochain (mais à l’Opéra du Rhin cette fois) pour Lohengrin. Pour l’heure, l’ambiance reste tristanesque puisque ce sont les Wesendonck Lieder qu’a choisi de chanter le ténor américain. On sait que le cycle fut donné pour la première fois le 30 juillet 1862 sous le titre Fünf Gedichte für eine Frauenstimme (Cinq lieder pour voix de femme) ; plusieurs ténors les ont cependant abordés (Andreas Schager, Stuart Skelton, Jonas Kaufmann…), et Michael Spyres s’y essaie à son tour avec un résultat étonnant : si le voix n’a pas l’épaisseur du timbre barytonnant d’un Kaufmann, elle dispose cependant d’un beau panel de nuances, et surtout le ténor apporte à son chant le même soin, la même délicatesse dans le phrasé qu’il le ferait dans les répertoire français ou italien. La même fluidité dans le legato également, parfois plus difficile à obtenir dans le répertoire allemand en raison de l’importance dévolue aux consonnes. Le résultat est très convaincant, d’une grande poésie et nous rend impatient de découvrir dans deux mois son interprétation du « Chevalier au cygne »…
En seconde partie, Michael Spyres revient pour une « Nuit d’ivresse et d’extase infinie » chantée avec Joyce DiDonato, qui ravive le souvenir des légendaires Troyens de 2017… même si les deux interprètes ne retrouvent pas tout à fait la magie de leur interprétation d’il y sept ans : l’aigu du ténor sur « Grands astres de sa cour » est un peu tiré, et la voix de la mezzo semble avoir encore besoin de se chauffer un peu… Joyce DiDonato retrouve ensuite Cléopâtre, interprété l’été dernier à la Côte Saint-André avec l’orchestre Les Siècles sous la direction de François-Xavier Roth. L’orchestre fait entendre les premières mesures de la fulgurante introduction et le visage de la mezzo, instantanément, donne à voir l’expression de la douleur la plus intense : littéralement habitée par son personnage, Joyce DiDonato traduira par la moindre inflexion de sa voix, le moindre de ses gestes (jusqu’à ce bras tendu lorsqu’elle se saisit du serpent, et le frisson qui la parcourt au moment de la morsure) les tourments de la reine d’Égypte, tiraillée entre son orgueil blessé, sa passion amoureuse, sa honte, son désespoir. La voix se fait tantôt véhémente (avec un médium et des graves particulièrement assurés), tantôt d’une douceur infinie (le « Dieux du ciel » final, bouleversant, est à peine murmuré), et l’incarnation est à ce point magistrale qu’on aurait mauvaise grâce à souligner ici ou là un aigu parfois un peu court ou un peu tendu… La salle, d’une qualité d’écoute exceptionnelle, retient son souffle et noie la chanteuse sous un tonnerre d’applaudissements.
John Nelson et l’orchestre ont leur part dans le succès remporté par cette page : les musiciens déploient sous la voix de la chanteuse un tapis sonore exceptionnellement riche et expressif, aussi bien dans les déferlements sonores (« Actium m’a livrée ! ») que dans l’introspection à la fois hiératique et douloureuse de l’invocation aux « Grands Pharaons ». Mais c’est peut-être dans la section finale que l’orchestre éblouit le plus, avec des contrebasses évoquant d’une façon saisissante les battements du cœur de la reine angoissée (« Dieux du Nil, vous m’avez trahie… »), avant que les cordes ne suggèrent les derniers soubresauts de vie ressentis par la reine, précédant le froid de la mort qui l’envahit progressivement… Magistral !
Les mêmes qualités de précision, de poésie et de musicalité se manifestent dans la « Grande Fête chez Capulet » de Roméo et Juliette, qui conclut de façon éblouissante un concert accueilli avec enthousiasme par un public rappelant sans fin John Nelson afin de lui témoigner son amour et sa reconnaissance.
N.B. : Le concert a été diffusé en direct par medici.tv, et reste disponible en replay.
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Retrouvez ici Joyce DiDonato en interview !
Joyce DiDonato, mezzo-soprano
Michael Spyres, ténor
Orchestre philharmonique de Strasbourg, dir. John Nelson et Ludovic Morlot
Hector Berlioz, Les Troyens
Acte IV : « Chasse royale et orage »
Richard Wagner, Wesendonck Lieder, WWV 91
Hector Berlioz, Les Troyens
Acte IV: « Nuit d’ivresse et d’extase »
Hector Berlioz, Cléopâtre, scène lyrique
Hector Berlioz, Roméo et Juliette
« Roméo seul », « Grande Fête chez Capulet »
Palais de la Musique et des Congrès de Strasbourg, concert du Vendredi 26 janvier 2024.