Don Giovanni au Théâtre des Champs-Elysées : un centenaire endiablé !
Don Giovanni, figure fantasmée aussi bien du séducteur charismatique mâle alpha que de l’homme violeur, menteur et même meurtrier, continue de fasciner à chaque représentation. Les airs sont guettés, la mise en scène disséquée, et des choix audacieux de dépoussiérage ont pu déclencher chez les connaisseurs des débats enflammés s’étirant sur plusieurs saisons. Avec la version de concert donnée au Théâtre des Champs-Elysées ce 5 février et célébrant le 100e anniversaire de la première venue de l’Opéra de Vienne avenue Montaigne, on évite l’inévitable débat modernistes contre classicistes, pour mieux se concentrer sur l’essentiel : la musique.
Dès les premières mesures, le ton est donné : la soirée sera dramatique ou ne sera pas. Philippe Jordan fait débuter l’opéra comme un tourbillon, dont les percussions vont faire résonner la fin de l’ouverture comme un orage. Le chef d’orchestre conduit le formidable Orchestre de l’Opéra de Vienne avec une vigueur inépuisable et une allure presque martiale qui, si elle entraîne le public au cœur de cette intrigue tour à tour libertine, morale et vengeresse, va néanmoins nuire à certains des airs plus contemplatifs de l’opéra.
Notons tout d’abord la double performance qui consiste à diriger d’une main de fer l’Orchestre et les chœurs de l’opéra de Vienne, mais aussi à remplir le rôle de claveciniste pour tous les récitatifs. On ne compte plus les moments où l’on voit Philippe Jordan bondir de sa banquette et passer avec une aisance déconcertante de l’un à l’autre sans aucune difficulté ni rupture de rythme.
Du rythme, il va en être question au cours de cette représentation. En effet, tout au long des deux actes, le tempo est soutenu, vif, et rapide. Les chanteurs, en professionnels consommés, suivent la mesure sans rien sacrifier en souffle et on devine facilement la complicité les unissant au chef d’orchestre, restant attentifs dans les passages les plus périlleux de la partition.
Christian Van Horn, en Don Giovanni, et Peter Kellner, en Leporello, remplissent chacun leur rôle sans difficulté, leur timbre respectif et leur apparence les identifiant tout de suite l’un en libertin royal et sans remords, l’autre en domestique obséquieux et cupide. On aurait aimé que le fameux air du catalogue « Madamina, il catalogo è questo… » donne plus le temps à Peter Kellner de rayonner dans la seconde partie de l’aria, qui passe décidément trop vite. De séduction, il n’en est que moyennement question avec Christian Van Horn, qui préfère privilégier le port altier de son personnage de libertin dénué de morale, plutôt que la séduction presque maléfique du seigneur. C’est particulièrement évident dans la scène à la fenêtre de l’Acte II « Deh vieni alla finestra… » qui lorgne plus du côté d’un appel militaire que de celui d’une sérénade. Le timbre est affirmé et puissant, mais tout comme le duo « Là ci darem la mano », Don Giovanni effraie plus qu’il ne séduit.
Antonio Di Matteo, dans le rôle du Commandeur, impose un timbre plus léger mais frappant par son assise et son intensité, inspirant la menace propre à son personnage de fantôme. Belle surprise de la soirée : le ténor Bogdan Volkov, qui régale le public de son timbre raffiné, dont les belles nuances redonnent leur splendeur aux airs vertigineux de Don Ottavio et viennent rayonner tout particulièrement dans celui du second acte « Il mio tesoro… ».
Seul Martin Häßler, le Masetto de la soirée, a quelque peu de mal à s’imposer dans l’acte I : la voix est encore un peu étouffée, et le chanteur a du mal à s’affirmer en tant que fiancé jaloux et borné. Il faudra attendre l’acte II pour que celui-ci prenne réellement ses marques.
Côté rôles féminins, le public est gâté. Notamment grâce à Slávka Zámečníková en Donna Anna, royale dans l’affliction tout comme lorsqu’elle est hantée par sa soif de vengeance. Le souffle est tenu, les aigus éclatants, et le timbre garde sa chaleur et sa pulpe même dans les notes les plus hautes. Il faut réellement entendre la jeune soprano passer du statut de femme violentée à celui de furie vengeresse lorsqu’elle chante « Or sai chi l’onore… », où la voix, contenue au début, pousse – presque – jusqu ’au cri. Le « Crudele, non mi dir » de supplique qu’elle adresse à Don Ottavio vient en parfait contrepoint de douceur, et les derniers aigus filent sans manquer un seul temps de la mesure pourtant rapide imposée par le chef d’orchestre. On regrette d’ailleurs un peu que le beau trio des masques à la fin de l’acte I soit mené tambour battant alors qu’il s’agit tout de même d’une prière, et le « Batti, batti bel Masetto » de Zerlina appelle plutôt les coups que la mansuétude. On note aussi que le chef d’orchestre se fait quelque peu violence pour se ralentir sur l’air de Don Ottavio « Dalla sua pace » et laisser ainsi le ténor y apporter la résignation s’opposant au désir vengeur de Donna Anna.
Federica Lombardi sait insuffler ce qu’il faut de « sauvage » dans sa voix pour définir son Elvira toute en indignation et manigance, et malgré une justesse un peu approximative sur le « Mi tradì quell’alma ingrata », on retiendra une entrée impériale et passionnée à l’acte I lors de son premier air. Belle performance également de la jeune mezzo-soprano Alma Neuhaus, qui incarne une Zerlina piquante et loin de la mièvrerie à laquelle on peut parfois s’attendre pour ce rôle.
Les chœurs de l’Opéra de Vienne interviennent peu dans cette œuvre et se font parfois écraser par un orchestre virevoltant qu’on sent totalement immergé dans l’œuvre.
La soirée est passée comme un tourbillon au Théâtre des Champs-Elysées, et l’énergie des musiciens aussi bien que des chanteurs a transformé cette représentation en véritable tour de force, emportant avec eux les spectateurs au cœur du tourment pour mieux les ramener, tremblants mais heureux, sur la terre ferme.
Don Giovanni : Christian Van Horn
Donna Anna : Slávka Zámečníková
Don Ottavio : Bogdan Volkov
Donna Elvira : Federica Lombardi
Leporello : Peter Kellner
Le Commandeur : Antonio Di Matteo
Masetto : Martin Häßler
Zerlina : Alma Neuhaus
Orchestre et Choeur de l’Opéra de Vienne, dir. Philippe Jordan
Don Giovanni
Dramma giocoso en deux actes de Wolfgang Amadeus Mozart, livret de Lorenzo Da Ponte, créé à Prague en 1787.
Paris, Théâtre des Champs-Elysées, représentation du lundi 05 février 2024