Matthäus-Passion, Opéra orchestre National de Montpellier, 20 mars 2024
Ce 20 mars, veille de l’anniversaire de Johann Sebastian Bach, la Matthaüs-Passion est acclamée à l’Opéra-Comédie de Montpellier, rempli pour l’évènement associant deux prestigieuses formations européennes. Sous la direction de Francesco Corti, le Freiburger Barockorchester et le chœur Zürcher Sing-Akademie sont les piliers de la fresque monumentale qu’humanisent les solistes et l’évangéliste Maximilian Schmitt (ténor).
Double chœur et double orchestre sur le plateau de l’Opéra-Comédie
De nos jours, la Matthaüs-Passion BWV 244[1] , legs baroque sans équivalent, n’a plus seulement la fonction religieuse inhérente à son exécution dans un temple luthérien. Dans une salle de concert, l’œuvre déploie l’odyssée tragique de Jésus, narrée d’après l’évangile selon Matthieu (chapitres 26, 27) en charriant le flot d’émotions humaines pour tout auditeur assidu (3 h 15 avec entracte).
Sur le plateau de l’Opéra-Comédie, les phalanges dédoublées de chœur-orchestre s’étalent en convergeant vers le clavecin du chef, Francesco Corti. Ce double dispositif, souhaité lors de la création à la Thomaskirche de Leipzig (1727), restitue le projet dramatique de l’épisode de la Passion, depuis l’onction de Jésus à Béthanie jusqu’à la Cène (1re partie de l’œuvre), puis du procès de Pilate jusqu’à la crucifixion et l’ensevelissement (2e partie). D’un côté de la scène (à jardin), le premier chœur et son orchestre symbolisent la portée du prêche en écho à la narration confiée à l’Evangéliste. De l’autre côté (à cour), le second chœur et son orchestre expriment plutôt les réactions de la turba (la foule), qui sont loin d’être dénuées de théâtralité. Dans cet immense architecture polyphonique, l’auditeur est d’une part guidé par les récits de l’Évangéliste (le narrateur des Passions baroques) et les arioso de Jésus (voix de basse). D’autre part, la mélodie récurrente de choral[2] « O Haupt voll Blut und Wunde » (Ô tête pleine de sang), vecteur doloriste de la Semaine sainte, rassemble les chœurs (deux fois 12 choristes).
Autour de cette ossature permanente, les allers et venues des cinq chanteurs solistes sur le plateau humanisent la fresque tragique. La sensibilité de leurs récitatifs-airs[3] est un souffle de tension ou d’apaisement. Souffle d’autant plus stimulant que la ritournelle de chaque aria est singularisée par un (ou 2) instrument(s) soliste(s) qui fait (font) jeu égal avec le chanteur. Retenons les deux arie cultissimes : celle pour alto et violon solo, « Erbame dich, mein Gott » (Seigneur prend pitié) ; celle pour soprano, flûte et 2 hautbois « da caccia, Aus Liebe will mein Heiland sterben ». Soit le triomphe de l’amour et de la mansuétude sur la violence du châtiment prononcé par un certain Pilate …
Les interprètes ritualisent la musique de Bach
Si la fonction théologique de la Passion n’est pas de mise au concert, la ritualisation est cependant palpable. Elle se concentre sur la partition phare de Bach, sa spiritualité, sa théâtralité, son interprétation conduite par Francesco Corti depuis le clavecin. La distribution est dominée par deux artistes. L’Évangéliste, Maximilian Schmitt (ténor) véhicule l’émouvante empathie du médiateur en parfaite synchronie du continuo. Son timbre clair et la vivacité d’une belle diction animent les rebonds incessants du récitatif. La soprano ukrainienne Kateryna Kasper traduit toute émotion avec maîtrise et musicalité. Son art de filer d’imperceptibles aigus dans l’aria « Aus Liebe », en complicité de la flûtiste Daniela Lieb (soliste du Freiburger Barockorchestre) est le climax de la soirée, soutenu par le velouté de hautbois da caccia. Incarnant le Christ, le baryton Yannick Debus possède un timbre d’un riche spectre harmonique ; son phrasé tend parfois à s’écarter des conventions baroques. L’alto du contre-ténor Philippe Jaroussky (souffrant ce soir-là) sonne avec la complexité attendue dans l’arioso accompagnato. Andreas Wolf, basse germanique rompue au répertoire baroque européen, excelle dans l’expression autoritaire – aria « Gebt mir meinem Jesu ». Nous sommes moins séduits par la prestation du ténor Zachary Wilder, dont les envolées poussées en voix de poitrine (peu d’usage de la voix mixte, semble-t-il) déséquilibrent l’expression.
La ritualisation est tout autant portée par le collectif choral. Chaque prestation de la Zürcher Sing Akademie – lever cérémonial des excellentes phalanges – est l’occasion d’appréhender les émotions plurielles. Tantôt de foi méditative, de véhémence (les fausses accusations au tribunal), de violence lorsque la foule quémande la crucifixion, de terreur dans le chœur fugué. Mais aussi d’humanité lors du noble chœur qui sépare les deux parties – « O Mensch, bewein dein Sünde groß » (« Homme, pleure abondamment sur ton péché »). N’omettons pas les répliques appropriées de choristes sortis(es) du rang pour incarner Pierre, Pilate, Judas, Ancilla, etc. Enfin, si nous ne pouvons dénombrer ses artifices de rhétorique musicale, la Matthaüs Passion joue de la spatialisation du Freiburger Barockorchester en deux groupes pour ritualiser le contraste. En effet, l’auditoire perçoit leur sonorité propre : l’une est ombrée avec son continuo fourni (orgue et 2 violoncelles), l’autre paraît lumineuse – orgue au timbre clair, une gambiste quasi stellaire dans l’aria « Komm, süsses Kreuz ». Les qualités de précision, les amples respirations et la concentration au long cours sont, elles, partagées sans exclure la violence des attaques ou des ruptures, si nécessaire. Seule réserve, l’articulation, trop uniforme au sein d’un mouvement, engendre parfois une lassitude d’écoute.
Préludant aux célébrations pascales, ce beau concert laïque réactive le syllogisme de Cioran : « S’il y a quelqu’un qui doit tout à Bach, c’est bien Dieu ».
[1] Et non pas « BMW 244 » comme le stipule le programme de salle. Impacté par les correcteurs automatiques … ou bien sponsorisé par la firme allemande ?!
[2] Chant communautaire de la confession luthérienne, identifié et mémorisé par tout fidèle.
[3] Sur des textes contemporains de Bach, soit des paraphrases de C. F. Henrici
Maximilian Schmitt, ténor (L’Évangéliste)
Yannick Debus, baryton (Le Christ)
Kateryna Kasper, soprano
Philippe Jaroussky, contre-ténor alto
Zachary Wilder, ténor
Andreas Wolf, basse
Zürcher Sing-Akademie, chef Nico Köhs
Freiburger Barockorchester, dir. Francesco Corti
Matthaüs-Passion BWV 244
Oratorio de Jean-Sébastien Bach, créé à Leipzig en 1727 (la version définitive de l’œuvre a été créée en 1736).
Opéra orchestre national Montpellier, concert du mercredi 20 mars 2024.