Inénarrable Platée à Versailles
« Platée ou la grenouille dupée » pourrait être le titre du ballet bouffon de Rameau. Le prologue nous montre un aréopage de dieux organisant une farce pour aider Jupiter à convaincre sa Junon de sa fidélité : faire croire que le dieu des dieux va en épouser une autre. Mais la promise n’est autre qu’une pauvre naïade bernée. Junon peut se radoucir à la fin de ce jeu en trois actes, jeu d’autant plus cruel que la « belle » Platée s’en trouve d’abord flattée avant de maudire les sbires complices de cette farce cruelle, menée sous les auspices de la Folie en personne. « Aux dépend des mortels, tu nous permets de rire » est-il chanté au Prologue.
Que de souvenirs hantent cette comédie lyrique, cruelle drôlerie d’un Rameau plus inventif et caustique que jamais. Et d’autant plus cynique d’ailleurs que l’œuvre fut créée pour le mariage du Dauphin, alors que la Cour se moquait de la mariée au physique peu flatteur…
Sans remonter au Platée historique de Michel Sénéchal du Festival d’Aix en Provence en 1956 (dirigé du clavecin par Hans Rosbaud !) – rôle qu’il repris souvent, comme en 1977 à l’Opéra Comique – il y eut, depuis la révolution baroque, de grands moments que l’on doit à Jean-Claude Malgoire et sa Grande Écurie dès fin 1988 (avec Bruce Brewer et Isabelle Poulenard, mis en scène par François Raffinot) et plus encore à Marc Minkowski qui, dès mai 1988, avait ravi la préséance à Malgoire, avec Gilles Ragon, en version de concert. Puis ce fut avec ses Musiciens du Louvre qu’il dirigea la désopilante version scénique de Laurent Pelly en 1999, avec l’ineffable Jean-Paul Fouchécourt, rôle repris ensuite par Paul Agnew. Les Arts Florissants s’emparèrent aussi de l’œuvre, avec le spectacle de Robert Carsen créé en 2014 à l’Opéra Comique, où Paul Agnew dirigeait le Platée de Marcel Beekman, repris en 2020 sous la baguette de William Christie himself. Ce fut l’occasion d’une parution discographique bien venue car les versions de Platée ne courent pas les rayonnages.
Justement, le concert de Versailles ne se comprend qu’à l’aune d’un enregistrement en cours qui, dans quelques mois, viendra sans doute bousculer la courte discographie. Car le travail de Valentin Tournet et de son premier violon Pablo Valetti rend totalement hommage à la verve ravageuse de Rameau, avec une distribution hors pair.
Dès l’ouverture, l’orchestre enthousiasme, mettant en valeur une alacrité et une souplesse, des contrastes et des couleurs changeantes, dans un tempo très rapide – tout ce que la suite ne cessa de magnifier. Les nombreuses danses permettaient la mise en valeur des instrumentistes, ici avec des bassons fantasques ou des flûtes gazouillantes, là avec des cordes imitant les braiments d’un âne pendant le monologue de Platée au deuxième acte ou un ensemble résonant comme une musette dans le second air de la Folie.
Cette atmosphère de folie qui imprègne tout l’opéra est d’autant mieux rendu que Valentin Tournet impose à son orchestre un rythme d’enfer, tout à fait en situation. Nous sommes là à des années lumières de la médiocre représentation des Indes Galantes qu’il avait offert en 2019 en ce même lieu. Pour autant, si la première partie du spectacle fut menée au cordeau, dans la seconde, La Chapelle Harmonique connut quelques mini dérapages. Explications prises, cela semble dû au fait que les jours précédents, l’enregistrement fut essentiellement consacré au début de l’œuvre alors que les sessions d’après concert concernaient plutôt la fin de la partition. Quoi qu’il en soit, les cordes soumises à rude épreuve – tant la musique ramiste est exigeante – affichaient un entrain et maintenaient une cohésion qui frisaient la performance sur une corde raide.
Les chœurs sont également très sollicités dans cet opéra délirant et c’est peu dire qu’ils impressionnaient, dès leur première intervention, par leur puissance et leur cohésion. Attentifs au mot, à la clarté de la diction, ils participent pleinement à la réussite d’ensemble, au diapason d’un plateau vocal qui rend les surtitres superflus. Car chacun y a le souci du sens, de l’incarnation, de l’investissement de tous les instants.
Dans ce plateau d’excellence, Alexandre Duhamel a la prestance et le grave profond de Jupiter – auquel il ajoute un humour bienvenu. Juliette Mey incarne sa Junon avec les contrastes souhaités quand le Momus de Cyril Costanzo joue des graves et que le baryton David Witczak campe Cithéron et un Satyre avec autorité. Le clair et sensuel soprano de Cécile Achille enchante dans l’air de Clarine du deuxième acte, pur moment de poésie.
Si le public a réservé une ovation au ténor Zachary Wilder (Thespis et Mercure), ce n’est que justice, tant la beauté du timbre, sa clarté de chant et sa présence scénique enchantaient. Autre grande ovation pour Marie Lys qui campait Thalie et plus encore la Folie avec une aisance confondante. « Aux langueurs d’Apollon », son grand air de bravoure, si périlleux, si époustouflant, est une totale réussite, avec des vocalises délirantes de précision. Une aisance vocale confondante et un abattage qui se conjuguaient avec la grande élégance de son deuxième air de la Folie.
Reste le héros de la soirée, le Platée de Mathias Vidal. Après l’avoir entendu, il y a un mois, incarner un très grand et touchant Atys, le voici qui donne une autre facette de son talent protéiforme. Dans ce rôle qu’il connaît bien pour l’avoir plusieurs fois pratiqué[1], sa projection, sa puissance, sa diction rendent chacune de ses interventions en totale adéquation avec le rôle. Il fait plus que passer la rampe : il crève l’écran.
Ce fut donc une grande version concert, qui utilisait à-minima une mise en espace se résumant à quelques idées simples mais efficaces. La plus drôle étant l’entrée d’un Jupiter faisant se lever puis immédiatement se rassoir le chœur afin de rendre à Jupin ce qui lui revient : l’admiration et le respecte, pour reprendre la prononciation qui fait ainsi sonner ce mot dans la bouche de Platée. Il y eut pourtant de vrais moments de creux lorsque les danses orchestrales se succèdent dans la seconde partie et que rien ne se passe, hors quelques mimiques de Mathias Vidal, alors que Marie Lys est au centre de la scène, immobile dans sa splendide robe rouge. Mais l’avantage est alors que rien ne distrait l’auditeur des richesses innombrables de la partition de Rameau.
De fait, ce sont bien les qualités de comédien de Mathias Vidal qui offrent le plus de raison de sourire et se réjouir. Alliés à une voix qui peut tout se permettre, son tempérament, son jeu, ses mines poussées à l’extrême lors de la scène du mariage avec Jupiter, en disent long sur la façon dont le Platée d’un soir est un rôle en or pour le ténor qui s’en délecte – et nous avec.
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[1] Avec Hervé Niquet à Toulouse en 2022, dans une mise en scène déjantée de Shirley et Dino.
Retrouvez Mathias Vidal en interview ici !
Platée : Mathias Vidal
Thalie, la Folie : Marie Lys
Thespis, Mercure : Zachary Wilder
Jupiter : Alexandre Duhamel
Junon : Juliette Mey
Cithéron, un Satyre : David Witczak
L’Amour, Clarine : Cécile Achille
Momus : Cyril Costanzo
Chœur et orchestre La Chapelle Harmonique, dir. Valentin Tournet
Platée
Comédie lyrique (ballet bouffon) en un prologue et trois actes, livret d’Adrien-Joseph Le Valois d’Orville (d’après Jacques Autreau), créé le 31 mars 1745 dans la Grande Écurie de Versailles.
Opéra de Versailles, concert du samedi 27 avril 2024