Ambiance électrique au TCE, avant même que les premières notes de La Walkyrie ne se fassent entendre : de toute évidence, le public était très en attente de ce deuxième volet du Ring signé Yannick Nézet-Séguin, après un Or du Rhin remarquable et justement ovationné il y a deux ans. De fait, le public restera extrêmement concentré tout au long du spectacle (dernière étape d’une tournée ayant conduit les musiciens à Rotterdam, Baden-Baden et Dortmund), et se montrera comblé à la fin du concert, réservant un triomphe aux artistes à l’issue d’une représentation peut-être pas tout à fait aussi aboutie que celle du Rheingold de 2022, mais de très haute tenue malgré tout.
Josef Hoffmann (1831–1904) : Hundings-Saal (1876)
L’absence de mise en scène n’est évidemment pas un problème tant la musique servie par le superbe Rotterdams Philharmonisch Orkest porte essentiellement le drame. Quelques éléments viennent cependant judicieusement apporter une petite touche de théâtre, notamment dans la coordination des tenues des protagonistes : costume noir et chemise blanche pour Wotan et Siegmund ; dentelle noire pour les Walkyries ; « robe-armure » argent pour Brünnhilde ; robe » bleu printemps » pour Sieglinde ; épaulettes brillantes pour Fricka ; costume trois pièces avec gilet échancré porté « à cru » pour Hunding. Il n’est jusqu’au chef qui ne s’intègre lui aussi à cette dramaturgie vestimentaire en arborant des chaussures avec des talons bordés de brillants qui lui font comme des éperons dorés ! Question gestuelle, le spectacle n’est pas totalement statique même si les mouvements des solistes apparaissent plutôt hétérogènes selon leur habitude du rôle… ou leur degré de dépendance à leur partition.
Yannick Nézet-Séguin est toujours très à l’aise avec son ancienne formation de Rotterdam (il dirigea l’Orchestre philharmonique de Rotterdam de 2008 à 2018), et une fois encore il sert ici Wagner en vrai passionné. Avec une énergie irrépressible, il sculpte la pâte sonore en étant attentif à la fois aux détails et aux grands élans orchestraux. Il encourage continuellement l’orchestre à donner toujours plus de puissance et de volume… à tel point que le flux musical en deviendrait parfois quelque peu écrasant, si le chef ne parvenait toujours in fine à apprivoiser le son. La relation musicale entre l’orchestre et les chanteurs est toujours préservée, et il obtient des musiciens de l’orchestre un maximum de couleurs afin de créer une tension narrative qui ne retombe jamais. Finesse, profusion, puissance sont les maitres-mots de sa direction, à laquelle aura peut-être juste manqué une vision globale plus clairement définie…
De nombreux de chanteurs, au sein de la distribution, se produisent régulièrement au Met – dont Yannick Nézet-Séguin est directeur musical depuis 2018. Tous se montrent très engagés, très expressifs dramatiquement. Vocalement, ils sont tout aussi convaincants, précis, possédant les moyens requis par leur rôle en termes de puissance, de dynamique, d’endurance.
© Dav Gemini
Stanislas de Barbeyrac possède les moyens et les couleurs attendus pour de Siegmund. La voix est forte, souple, et possède surtout un médium très expressif. Une prise de rôle très maîtrisée. Presque trop, aurait-on envie de dire, le chanteur, au premier acte, donnant l’impression d’un héros quelque peu « bridé », un peu trop sur la réserve. Au deuxième acte en revanche, il est magnifique d’émotion et de noblesse.
Elza van den Heever possède tout ce qui fait les grandes Sieglinde (beauté du timbre, aigus radieux), mais elle aussi reste curieusement effacée pendant tout le début du spectacle. Avec ces deux héros donnant l’impression d’avancer « le pied sur le frein », on cherchera en vain les grands élans amoureux qui embrasent traditionnellement la fin de premier acte. Comme son partenaire cependant, Elza van den Heever se reprend aux deuxième et troisième actes, avec un « O hehrstes Wunder » intense et émouvant.
Hunding (Soloman Howard) fait une entrée impressionnante avec son physique plus que sculptural, sa voix sombre et large et ses graves nocturnes et puissants. Il possède de plus un réel talent dramatique.
© Dario Acosta
Le Wotan de Brian Mulligan brille par son superbe timbre et ses graves de bronze. Mais il est aussi d’une grande noblesse dans ses monologues, et surtout d’une incroyable délicatesse : le chanteur propose du personnage une interprétation très intelligente, modelant un Wotan d’une très grande richesse émotionnelle, se montrant extrêmement émouvant dans ses adieux au troisième acte.
Le rôle pousse parfois un peu le chanteur dans ses limites, sans que cela nuise à l’interprétation : au contraire, cela contribue à enrichir la caractérisation du personnage, en y ajoutant une touche de fragilité très bienvenue.
Après Turandot, Adrienne Lecouvreur, Beatrice di Tenda, Tamara Wilson confirme ici l’étonnante versatilité de son talent. Elle est ce soir une Brünnhilde tout à la fois chaleureuse, humaine, juvénile, autoritaire, son interprétation étant servie par une voix à l’émission naturelle, avec dans le chant ne touche quasi « belcantiste » inattendue !
© Claire Mc Adams
Elle déjoue les chausse-trappes de sa redoutable entrée avec une facilité déconcertante, et couronne l’exploit d’un petit sourire en coin qui semble adressé au public tout autant… qu’à Fricka ! Sa technique superlative semble lui autoriser toutes les audaces, avec une flexibilité vocale à toute épreuve et un jeu de contrastes étonnant. Mais l’exploit n’est pas seulement vocal : au troisième acte, la chanteuse montre également toute sa sensibilité au texte et une réelle intelligence psychologique qu’elle met finement au service de la caractérisation du personnage.
Ses huit sœurs sont au diapason et méritent toutes d’être citées : Jessica Faselt, Brittany Olivia Logan, Justyna Bluj, Iris van Wijnen, Maria Barakova, Ronnita Miller, Anna Kissjudit et Catriona Morison forment en effet un octuor de luxe : on aura rarement entendu un ensemble d’aussi haut niveau, avec des timbres tout à la fois très contrastés et magnifiquement accordés. Même dans leur lutte avec un orchestre extrêmement puissant – soucieux néanmoins de respecter l’équilibre avec les voix -, leurs fantastiques contrepoints restent précis et clairs.
Enfin, last but not least : Karen Cargill est une Fricka absolument extraordinaire. Incroyablement investie dramatiquement (elle est totalement affranchie de sa partition), elle est sans doute la plus énergique et la plus théâtrale de la troupe. Quant à la voix, elle éblouit littéralement : il s’agit d’un merveilleux mezzo aux couleurs sombres, mais capable cependant d’aigus éclatants comme des poignards. Un signe qui ne trompe pas : la fameuse « scène de ménage » avec Wotan qui, interprétée par des chanteurs de moindre envergure, devient parfois un vrai « tunnel », est ici littéralement transfigurée au point d’apparaître comme la meilleure scène de l’opéra !
La soirée se solde par un triomphe éclatant, tous les interprètes recevant de longues acclamations de la part d’un public prêt à signer les yeux fermés pour Siegfried et Le Crépuscule des Dieux par la même équipe !
Sigmund : Stanislas de Barbeyrac
Sieglinde : Elza van den Heever
Hunding : Soloman Howard
Wotan : Brian Mulligan
Fricka : Karen Cargill
Brünnhilde : Tamara Wilson
Helmwige : Jessica Faselt
Gerhilde : Brittany Olivia Logan
Ortlinde : Justyna Bluj
Waltraute : Iris van Wijnen
Siegrune : Maria Barakova
Grimgerde : Ronnita Miller
Schwertleite : Anna Kissjudit
Roßweiße : Catriona Morison
Rotterdams Philharmonisch Orkest, dir. Yannick Nézet-Séguin
Die Walküre (La Walkyrie)
Drame musical en trois actes de Richard Wagner, créé à Munich 26 juin 1870.
Paris, Théâtre des Champs-Élysées, concert du samedi 4 mai 2024.