Que de chemin parcouru depuis 1763 ! Car l’histoire des Boréades est plus qu’improbable depuis sa composition et sa mise en répétition, sans que l’œuvre ne soit alors créée. Il fallut attendre 1982 pour une première scénique au Festival d’Aix-en-Provence sous la baguette de John Eliot Gardiner, donnant lieu à un enregistrement princeps. Depuis, cette tragédie lyrique en cinq actes, sur un livret de Louis de Cahusac, a intéressé les grands noms de la musique baroque, de Simon Rattle à William Christie, de Marc Minkowski à Emmanuelle Haïm.
Que de chemin parcouru aussi par les ensembles sur instruments anciens venus de l’est de l’Europe. Beaucoup se lancent avec de grandes réussites dans les interprétations « historiquement informées ». En effet, le violoniste et chef polonais Stefan Plewniak dirige Vivaldi, Haydn ou Zingarelli lorsque les musiciens hongrois emmenés par György Vashegyi s’intéressent à Stuck comme à Rameau. Et après avoir porté les œuvres de Zelenka, le Collegium 1704 de Vaclav Luks s’investit également dans Rameau, avec un enregistrement des Boréades qui, en 2020, impressionnait par ses choix et sa conduite musicale.
Václav Luks © Collegium 1704 - Petra Hajská, 2020
C’est cette même œuvre qui a été donnée en version de concert à l’Opéra de Versailles[1], dans une distribution qui, pour l’essentiel, est celle du disque. D’emblée, l’ouverture a creusé la partition ramiste jusque dans ses moindres recoins, avec une mise en avant des cors et des trompettes (les quatre magnifiques instrumentistes jouant debout) qui ont donné des couleurs acidulées et un élan irrépressible. Corniste lui-même, Vaclav Luks sait accorder la place qui revient à cet instrument, là et quand il le faut, les mettant en valeur dans leur accompagnement du premier récitatif (formule musicale rarissime), leur instillant une délicate douceur dans le duo Alphise-Abaris du dernier acte. Tout au long des nombreuses danses, il met en valeur le jeu des deux bassonistes (gavotte de l’acte III, entrée de l’acte IV…), sans jamais oublier les hautbois ou les deux flûtes qu’il avait disposé sous son estrade. Pourtant, le musicien vainqueur à l’applaudimètre fut Michael Metzler, le percussionniste, qui a déployé toute sa panoplie avec une impressionnante maestria, des clochettes et tambourins de la contredanse en rondeau (I) au déchainement instrumental de la tempête (III et IV) nécessitant machine à vent et autres effets terrifiants. Ce fut d’ailleurs là un des grands moments de la soirée, encore plus électrisant que dans l’enregistrement, alors que le chaos orchestral d’une incroyable modernité, moment inouï ouvrant le dernier acte, creusa des abîmes grâce à la lecture qu’en donna le chef.
Aucune brusquerie dans la direction de Vaclav Luks, mais un engagement de tous les instants, avec une gestuelle d’une précision imparable. Il tira de son orchestre – qui brille, scintille, s’emporte ou s’attendrit – toutes les splendeurs que recèle cette si riche partition ramiste. Le chœur a impressionné par ses interventions incisives et sa prononciation parfaite.
La distribution fut au diapason de cette belle réussite. Les deux héros de la soirée ont été Alphise et Abaris. La soprano Deborah Cachet, rompue à ce répertoire baroque et habituée à ces planches de Versailles, a montré une légère difficulté à passer la rampe lors du quatuor avec chœur de l’acte II (« Chantez le dieu qui nous éclaire »), mais cela ne saurait occulter une interprétation bouleversante et des aigus triomphants dans son air de l’acte II (« Songe affreux, image cruelle »), ni ses délicats duos avec Abaris, son amant de cœur : « Que ces moments sont doux » (Acte V) !
Abaris, c’était Mathias Vidal, décidément irremplaçable. Après ses récents Atys, Platée et la semaine dernière Belmont dans L’enlèvement au sérail, le voici à nouveau triomphant d’un rôle très présent. Sa vaillance emporte dans son premier duo avec Alphise. Ses pianissimos enchantent dans ses « Charmes trop dangereux » (Acte II). Il se rit de tout, ici déchirant, là entre l’aérien et l’exalté dans « Je vole amour » (Acte IV).
La Sémire de la soprano Caroline Weynants a su conquérir le public dès son premier air, « La troupe volage », où la douceur contraste avec des écarts furieux, des vocalises originales accompagnées des cors. Le ténor Sébastien Droy a donné un vrai panache au personnage de Calis, amoureux d’Alphise, alors qu’Adamas, l’autre prétendant, a trouvé des accents moins convaincants dans la voix de Tomas Kral, en raison d’une prononciation moins fluide et de moments parfois forcés. Le baryton-basse Christian Immler a fait de l’entrée de Borée au dernier acte un moment fort par son incarnation comme par son timbre et sa diction digne du grand interprète de lieder qu’il est.
Il y a deux ans, le Collegium 1704 était venu proposer en ce même opéra de Versailles une Alcina de Haendel légèrement décevante. Ce vendredi, ce fut une grande soirée ramiste – malgré les trop nombreuses coupures dans une partition sublime d’un jeune compositeur de… 80 ans.
Retrouvez ici Mathias Vidal en interview !
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[1] …quelques jours après l’avoir proposée au public madrilène et juste avant de prendre la direction de Leipzig pour interpréter la Passion selon Saint-Matthieu le 8 juin.
Alphise : Deborah Cachet
Sémire : Caroline Weynants
Abaris : Mathias Vidal
Calisis : Sébastien Droy
Adamas : Tomáš Král
Borée : Christian Immler
Borilée : Tomáš Šelc*
Apollon : Lukáš Zeman*
L’Amour, Polimnie et Nymphes : Tereza Zimková*, Helena Hozová*, Pavla Radostová*
Collegium 1704, Chœur* et Orchestre, dir. Vaclav Luks
Les Boréades
Tragédie lyrique de Jean-Philippe Rameau, livret attribué à Louis de Cahusac, créée à Aix-en-Provence en 1982.
Opéra Royal de Versailles, concert du vendredi 31 mai 2024.