Gageure réussie pour guerre de divas aux Invalides
En ces temps où grondent de sinistres guerres, c’est à un moment musical d’un tout autre ordre que nous conviaient Les Épopées de Stéphane Fuget. Le programme annonçait « Divas en guerre » ; mais c’est plutôt une harmonieuse rivalité qui régna, dispensant un pur moment d’oubli et de bonheur musical.
Or la gageure était réelle, car faire entendre la subtilité des vocalises et plus encore celle du travail orchestral n’était pas gagné dans un cadre aussi vaste et résonnant. Car Saint-Louis des Invalides n’est pas fait pour tant de délicatesse. Pour avoir écouté le début du concert dans les derniers rangs, il est clair que le son se perd dans les voutes. Plus près, cela devenait audible. Plus encore, car malgré la résonance, les artistes ont su installer de vrais moments de magie.
Le programme proposait de mettre en miroir le souvenir de deux immenses et célèbres cantatrices du XVIIIe siècle : la Cuzzoni et la Bordoni, pour lesquelles Haendel, mais aussi Bononcini, écrivirent parmi leurs plus beaux airs. Ce qui donna lieu à des redécouvertes, puisque les partitions nous ont plongé dans des opéras moins célèbres : Riccardo primo, Scipione, Tamerlano, Alessandro, Admeto ou Rodelinda – sans oublier le désormais célèbrissime « Piangero… » de Jules César, chanté par Francesca Aspromonte de façon déchirante.
Claire Lefilliâtre a évoqué la Bordoni. Celle que l’on reconnait par son timbre inimitable n’était pas dans son répertoire habituel, tourné vers le siècle précédant celui de Haendel. Loin du « parlar cantando » monteverdien ou de la déclamation lullyste, loin des airs de cour auxquels elle redonna leur lustre, les opéras de Haendel exigent d’autres qualités. Pari gagné, haut la main, avec une facilité dans la tenue de la ligne de chant comme dans la virtuosité épanouie des vocalises : la voix de Claire Lefilliâtre a enchanté par la suavité de ses mezza voce comme par l’expressivité se dégageant de son interprétation naturelle.
Francesca Aspromonte a incarné la Cuzzoni. Autre genre de gageure, puisque Marie Perbost, originellement prévue, était souffrante et que la jeune soprano italienne la remplaça avec une aisance confondante. Son timbre, plus acidulé et léger que celui de sa « concurrente », nous enchanta dès les premières notes. Avec abattage, virtuosité et une évidente vocalita, elle se rit des vocalises extraverties. On avait pu l’admirer dans Le couronnement de Poppée de Monteverdi, elle nous ensorcelle dans ce concert, contrastant les atmosphères et les affects. Son « Ombre, piante, urne funeste » tiré de Rodelinda, subtilement accompagné par la flûte, nous a bouleversé.
Le feu d’artifice vocal a atteint des sommets avec leurs deux duos, particulièrement celui dû à Bononcini, « Volgo un guardo », en référence à la rivalité historique des deux divas qui, en 1727, un soir de représentation au King’s Theatre de Londres, en arrivèrent à se crêper le chignon sur scène ! Ici, ce sont la complicité vocale, la complémentarité joyeusement assumée qui ont fait passer un moment hors du temps à l’auditoire. Le succès fut tel que, pour clore la soirée, les cantatrices aux deux voix complémentaires proposèrent un autre duo, d’une subtile douceur, signé Benedetto Marcello.
Mais la réussite de ce concert vient aussi du travail en profondeur des instrumentistes emmenés par Stéphane Fuget. Comment fait-il pour obtenir une étoffe aussi chatoyante, des contrastes aussi maîtrisés, un jeu d’ensemble toujours d’excellence ? Tout respire, vit, frémit, s’emporte, grâce à une direction toujours en éveil, un investissement qui ne fait que refléter une lecture sans concession de la partition. Et cela débouche sur le moment le plus sidérant de la soirée, lorsqu’après la sinfonia d’Ariodante et l’ouverture de Tamerlano (enchâssée dans les airs des sopranos), ce fut un ballet des songes d’Alcina proprement inouï – inaugurant bien de l’intégrale que le chef et ses Épopées vont donner au Festival de Beaune le 19 juillet, avant de le reprendre à l’Opéra de Versailles le 29 avril 2025. Haendel for ever !
Francesca Cuzzoni : Francesca Aspromonte, soprano
Faustina Bordoni : Claire Lefilliâtre, soprano
Orchestre Les Épopées, dir. Stéphane Fuget
Diva contre diva
Florilège d’extraits d’airs d’opéras de Giulio Cesare, Tamerlano, Rodelinda, Alessandro, Admeto, Tolomeo, Riccardo primo et Siroe de Haendel et de l’opéra Astianatte de Bononcini
Paris, Cathédrale Saint-Louis des Invalides, concert du jeudi 6 juin 2024