Comme un remède à la laideur du monde : Lauranne Oliva et Christophe Dumaux enchantent le STABAT MATER de Pergolèse au festival de Froville
Stabat Mater de Pergolèse. Froville, 14 juin 2024.
C’est lorsque tout dans l’actualité ambiante pourrait nous faire désespérer de la beauté du monde que les vieux adages comme « La musique adoucit les mœurs » prennent tout leur sens. Pour le quatrième concert de sa 27e édition, le festival de Froville programme le Stabat Mater de Pergolèse et embarque son public pour un moment de pure éternité.
Vert gazon
Puisqu’il faut bien faire contre mauvaise fortune bon cœur et accepter avec philosophie la météo capricieuse de cette fin de printemps, force est de reconnaître que la fraicheur et l’humidité du climat lorrain donnent aux abords de l’église de Froville des faux airs de campagne anglaise. Une demi-heure avant le début du concert, les festivaliers qui profitent d’une pâle éclaircie en sirotant une coupe de champagne aux abords du cloitre évoquent presque l’atmosphère des pelouses de Glyndebourne où, chaque été depuis 1934, la gentry britannique pique-nique en tuxedo et robe du soir au milieu des moutons.
Christophe Dumaux trouve-t-il lui aussi que ce petit coin de Saintois a des faux airs de Sussex ? Une vingtaine d’années après avoir triomphé à Glyndebourne dans la mythique production de Giulio Cesare de David McVicar, le voici invité à Froville en compagnie de Lauranne Oliva et de l’ensemble Les Accents pour interpréter la plus belle page de la musique religieuse du début du settecento et donner à entendre sa version du Stabat Mater de Pergolèse. Sur la foi d’une affiche prometteuse, le public s’est déplacé nombreux – plus encore que pour le concert d’ouverture du festival le 31 mai dernier – et c’est dans une minuscule église romane pleine à craquer qu’Emiliano Gonzalez Toro ouvre en personne la soirée en présentant les artistes qui ont répondu à son invitation.
La voix des anges
La mémoire des festivaliers de Froville est saturée de souvenirs de voix de contre-ténors et certains d’entre eux connaissent par cœur la partition du Stabat Mater mais la présence simultanée de Christophe Dumaux et de Lauranne Oliva a de quoi aiguiser la curiosité de n’importe quel mélomane en herbe. Du premier, beaucoup apprécient l’interprétation vibrionnante du rôle de Tolomeo à travers les captations DVD des spectacles de Glyndebourne, Vienne et Paris où il donne la réplique à Natalie Dessay. Quant à la seconde, bien qu’elle ne soit encore qu’à l’aube de sa carrière, elle est déjà précédée d’une prometteuse notoriété obtenue après ses victoires à de nombreux concours internationaux (dont son brillant premier prix au Concours Voix Nouvelles 2023) et ses premiers engagements par de belles maisons d’opéra, comme à Strasbourg, où Première Loge l’a remarquée il y a quelques mois, au côté de Sabine Devieilhe, dans une production de Lakmé.
Donné en seconde partie de concert, après l’entracte, le Stabat Mater de Pergolèse réunit ces deux voix pour un moment musical d’une beauté absolue. Composée pour mettre les voix en miroir et tisser entre elles d’interminables arabesques, la partition du Stabat Mater fait dialoguer Christophe Dumaux et Lauranne Oliva dans une parfaite gémellité musicale. Il n’est qu’à s’abandonner aux épanchements du duetto « O quam tristis et afflicta » pour réaliser d’ailleurs ô combien ces deux timbres s’harmonisent idéalement lorsqu’ils chantent à l’unisson.
En solo, chacun des artistes a aussi de solides atouts à faire valoir. Claire mais virile, cristalline et bien projetée, la voix de Christophe Dumaux appartient à cette génération de chanteurs baroqueux décomplexés pour qui la musique religieuse ne doit rien céder à la mièvrerie. Chacune des arias du Stabat Mater est donc abordée comme une pièce dramatique animée de sa propre intensité. « Quae moerebat et dolebat » est ainsi déroulée comme une ritournelle au cours de laquelle la voix s’étire en d’interminables sons filés tandis que « Eja Mater, fons amoris » met davantage en valeur le bas du registre et le bronze des notes les plus basses de la voix du contre-ténor. « Fac ut portem Christi mortem » révèle encore d’autres qualités du chanteur : Christophe Dumaux y démontre à la fois un sens très dramatique de la déclamation et une science des pianissimi taillés dans le velours le plus chatoyant.
Face au métier et à l’aplomb de son partenaire, Lauranne Oliva parait d’abord intimidée, les épaules ennuagées d’un châle noir et or sous lequel elle essaie de masquer des frissons de trac ou de froid. Mais il suffit que la musique l’enveloppe dans l’écrin du chœur de l’église de Froville pour que ses traits se détendent et que coule de son gosier une voix lumineuse, pailletée d’ambre, d’une pureté angélique comme d’une solidité technique jamais prise en défaut. Dès « Cujus animam gementem », le jeune soprano impose un chant d’une grande autorité mais c’est surtout dans « Vidit suum dulcem natum » que la voix se fait émotion pure, dialoguant avec le violon pour toucher au cœur du spectateur.
Le final du Stabat Mater – redonné en Bis – scelle définitivement la complémentarité de ces deux voix. La déploration « Quando corpus morietur », sans jamais verser dans la bondieuserie, fait vibrer chez chacun des artistes une corde d’humanité qui confère à leur chant une dimension d’éternité et sidère littéralement le public. Et il ne faut pas moins que la vocalise virtuose du « Amen » pour ramener les festivaliers sur terre et les faire exploser en un tonnerre d’applaudissements.
Avant ce sublime Stabat Mater, la première partie du concert fait s’enchainer trois pièces qui sont comme une manière pour les différents artistes de la soirée de se présenter au public.
Dans le Salve Regina de Pergolèse, portée par les sept musiciens de l’ensemble Les Accents, Lauranne Oliva fait montre des mêmes qualités que dans le Stabat Mater. Le lamento « O clemens, o pia » est interprété d’une voix désespérée et fait valoir un trille solide ponctué de pianissimi angéliques. Le motet Vos Invitto de Vivaldi offre quant à lui à Christophe Dumaux l’occasion de livrer au public une mini représentation d’opéra dont chaque aria est dramatiquement caractérisée. Dans le brillant « Alléluia » final, le contre-ténor démontre que son instrument n’a rien perdu de son agilité ni de son expressivité depuis ses interprétations haendéliennes des années 2000.
Le concerto pour violon RV 275 d’Antonio Vivaldi est, enfin, l’occasion d’entendre Thibault Noally et son ensemble Les Accents et d’apprécier l’énergie qu’ils insufflent à ce répertoire dont nombre de festivaliers sont particulièrement familiers. Rien ne parait plus téléphoné qu’un concerto de Vivaldi – et rien n’est aussi difficile à restituer. L’astringence des cordes des Accents confère immédiatement à la sonorité de cette formation une rugosité qui place l’expressivité avant la beauté pure du son. D’un archer funambule, Thibault Noally dirige et joue cette musique avec une urgence communicative qui transcende ses musiciens et porte les chanteurs sur des sommets d’émotion.
Une soirée comme celle-ci fait tout le prix des petits festivals d’été : lorsque des chefs d’œuvre du répertoire baroque sont offerts à jouer à des artistes de talent dans l’écrin intimiste de lieux rares et inspirants comme l’église Notre-Dame de Froville, on n’est jamais à l’abris qu’un miracle se produise ni qu’un mélomane agnostique se mette à douter de l’existence de Dieu.
Lauranne Oliva : soprano
Christophe Dumaux : contre-ténor
Ensemble Les Accents
Violon : Mario Konaka
Luth : Claire Antonini
Contrebasse : Clotilde Guyon
Violoncelle : Emanuele Abete
Alto : Patricia Gagnon
Clavecin : Mathieu Dupouy
Direction : Thibault Noally
Jean-Baptiste Pergolèse (1710-1736), Salve Regina
Antonio Vivaldi (1678-1741), Concerto RV 275 en mi mineur pour violon et cordes
Antonio Vivaldi, Vos Invito RV 811
Jean-Baptiste Pergolèse, Stabat Mater
Bis
Jean-Baptiste Pergolèse, « Quando corpus morietur », Stabat Mater
Froville, église Notre-Dame, vendredi 14 juin 2024 – 20h30