© F.X. Déssirier
L’édition 2024 du Festival de musique ancienne et baroque de l’Abbaye de Saint-Michel en Thiérache a tenu toutes ses promesses : de grandes œuvres (La Resurrezione) mais aussi des découvertes (le programme Senhora del mondo – Sur les traces des navigateurs portugais), de jeunes talents prometteurs mais aussi des interprètes réputés (Emöke Barath, Christina Pluhar, Stéphane Fuget, Vincent Dumestre,…).
Il fallait à cette édition brillante une conclusion qui le soit tout autant… C’est chose faite avec ce dernier dimanche du festival (30 juin 2024), où les deux concerts programmés ont littéralement enchanté les spectateurs venus en nombre.
« Mi palpita il cor » avec Catherine Trottmann, Il Caravaggio et Camille Delaforge
En fin de matinée, c’est tout d’abord l’ensemble Il Caravaggio qui, placé sous la direction de sa fondatrice Camille Delaforge, a ouvert les réjouissances. Remercions les artistes qui ont proposé un programme spécialement conçu pour l’occasion, et notamment la cheffe et claveciniste Camille Delaforge qui fait pour la circonstance un aller-retour Aix-en-Provence (elle s’y produit dans le cadre du Festival) – Saint-Michel en Thiérache ! Le programme est fort habilement conçu, faisant alterner pages vocales (avec le concours de Catherine Trottmann) et pages instrumentales (Sonates pour Violoncelle et continuo de Vivaldi et Geminiani), lesquelles permettent de faire valoir les qualités des quatre instrumentistes : Patrick Langot (viloloncelle), Benjamin Narvey (théorbe), Christian Staude (contrebasse ; on admirera sa virtuosité notamment dans le second mouvement de la Sonate pour Violoncelle et continuo en ré mineur de Geminiani), Camille Delaforge dont le clavecin, conformément à ce que la cheffe expliquera un peu plus tard lors de sa rencontre avec le public, fédère les membres de l’ensemble et assure la cohérence rythmique de leurs interventions.
C’est le théorbe poétique et délicat de Benjamin Narvey qui ouvre le concert, de façon discrète, comme si la musique demandait timidement l’autorisation de pénétrer dans la nef de l’église, avant que le Concerto de Vivaldi ne permette aux auditeurs de découvrir le chant tantôt plein de tendresse, tantôt virtuosissime du violoncelle de Patrick Langot. Le violoncelliste aura par ailleurs plusieurs fois l’occasion, au cours du concert, de faire entendre un véritable contrechant à celui de la soliste vocale (dans l’air d’Alceste extrait d’Arianna in Creta de Händel, par exemple), témoignant ainsi d’une grande complicité entre les deux artistes et d’une belle capacité à s’écouter mutuellement. Bravo également aux instrumentistes pour leur habileté à évoquer les arabesques délicates et imprévisibles dessinées par le vol d’un papillon butinant dans La Farfalletta de Vivaldi !
© Robert Lefèvre
Les interventions de Catherine Trottmann, enfin, confirment la très belle métamorphose de la mezzo en soprano, déjà observée pour notre part à l’occasion d’une superbe Poppée chantée en octobre dernier à l’Opéra de Rennes. Sans avoir rien perdu de sa rondeur ni de son velouté dans le médium, la voix s’envole dorénavant vers les zones les plus hautes de la tessiture avec une belle assurance, y compris dans la nuance piano :
Quel aigu pur et lumineux sur les mots « Bramo da voi pietà » dans l’ultime reprise d’un « Credete al mio dolore » très émouvant, chanté avec une grande pureté de style ! Techniquement, la chanteuse maîtrise par ailleurs le chant orné (elle ouvre courageusement le concert par la cantate de Händel « Mi palpita il cor », truffée de redoutables vocalises) comme le chant sur le souffle imposé par le célèbre « Lascia ch’io pianga », donné en bis. Relevons enfin les très belles qualités interprétatives de Catherine Trottmann, aussi à l’aise dans l’expression de la sensualité teintée d’humour de « Di se senti » que dans le chant éploré de Morgana (Alcina).
Exultons, jubilons avec Händel, Marc Minkowski et Marina Viotti !
© Robert Lefèvre
En fin d’après-midi, c’est à Marc Minkowki et Marina Viotti que revint l’honneur de clôturer ce 38e Festival de l’Abbaye de Saint-Michel en Thiérache, avec un concert entièrement consacré à Händel et à ses œuvres composées pour le public londonien. La première partie du programme est anglaise, avec des extraits d’Esther, Deborah, Theodora, Alexander Balus et Hercules ; la seconde italienne, avec des pages tirées d’opéras célèbres (Serse, Alcina, Ariodante, Radamisto).
Infatigable Marina Viotti, qui chantait encore la veille au Théâtre des Champs-Élysées le rôle de Megacle dans L’Olimpiade de Vivaldi, et proposait ce même programme händélien le vendredi 28 juin, toujours au public du TCE ! La prouesse est d’autant plus remarquable que le programme de ce concert est très lourd : il comporte certaines des pages les plus redoutables du répertoire händélien en termes de virtuosité.
Dès la noble déploration de Mordecai (« O Jordan ! »), on retrouve cette noblesse de ton, cette élégance, ce legato soyeux, ces graves à la fois amples et doux qui font tout le prix des interprétations de la mezzo suisse. Une élégance qu’on retrouvera dans un « Verdi prati » d’Alcina sobre, à l’émotion discrète, l’un des plus purs moments de poésie de la soirée. Le panel de nuances déployé par Marina Viotti est extrêmement large, des cris de fureur de Dejanira aux sons figés, presque dépourvus de vibrato, évoquant le désarroi d’un Radamisto tétanisé par le chagrin (« Ombra cara » ), jusqu’au plus infime murmure – que la chanteuse ose sur le « still ever calm » du « Defend her, Heaven » chanté par Irene dans Theodora. Quant à la virtuosité, jamais prise en défaut, elle sait se faire tantôt légère et souriante (Ariodante), tantôt véhémente et tragique (Hercules).
Les Musiciens du Louvre, sous la houlette d’un Marc Minkowski parfaitement complice avec la soliste vocale, brillent comme toujours par leur remarquable habileté à varier les couleurs, leur précision rythmique (quel beau dernier mouvement du Concerto grosso op. 3, incisif, nerveux, virevoltant !) et leur capacité à dialoguer poétiquement avec la voix . Devant l’enthousiasme du public, les artistes offriront quatre bis.
© Robert Lefèvre
Le premier est un duo (« Una guerra ho dentro il seno ») extrait de la cantate Appolo e Dafne de Händel – un duo pour lequel les artistes s’assurent la participation parfaitement inattendue du baryton Christian Zaremba ! Le second bis nous permettra d’entendre le flûtiste des Musiciens du Louvre dans le premier mouvement du Concerto grosso op. 3 n° 3. Le troisième s’éloigne quelque peu de Händel. Il est annoncé par Marc Minkowski comme étant une découverte musicologique majeure : celle d’un motet scandinave retranscrit pour orchestre, dont les paroles initiales appellent à apporter un peu de réconfort « après minuit »… Le public médusé découvre alors une interprétation endiablée du « Gimme gimme gimme » du groupe Abba ! Marina Viotti ne résiste pas à la tentation de monter sur scène et entonne elle-même « Gimme, gimme, gimme a man after midnight ! », invitant le public à chanter avec elle !
Baroque Abba Cover - Les Musiciens du Louvre and Marc Minkowski
Quatrième et dernier bis : pour apporter un peu de lumière en ces temps moroses, dixit Marian Viotti, la chanteuse reprend courageusement le jubilatoire et difficilissime « Doppo notte » d’Ariodante. Les artistes prennent congé d’un public on ne peut plus reconnaissant sous des acclamations prolongées.
« Après cette noire et funeste nuit, le soleil, plus vif, resplendit dans le ciel et, de joie, emplit le monde d’ici-bas »… C’est sur ces mots d’espoir que s’est achevée cette brillante 38e édition du Festival de l’Abbaye Saint-Michel en Thiérache… Vivement l’an prochain !
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Retrouvez Camille Delaforge et Marina Viotti en interview ici et là !