On le sait, les plus grands praticiens ne font pas toujours les meilleurs pédagogues. Cela vaut également pour les chanteurs, et l’on a vu à plus d’une reprise certains illustres gosiers se retrouver fort mal à l’aise dans l’exercice des master class, prodiguant des conseils trop peu précis pour être réellement efficaces, ou profitant parfois de la séance pour attirer l’attention sur leur propre personne plutôt que de se mettre réellement au service de l’apprenti-chanteur. Rien de tel avec Sumi Jo qui, au cours de ces deux heures, aura réellement fait profiter de son expertise trois jeunes chanteurs, ayant chacun des qualités et des défauts qui leur sont propres – ce qui permettra à la soprano coréenne de prodiguer des conseils de natures très différentes.
La première chanteuse à se présenter est Alina Sabaji, « soprano léger » comme elle se définit elle-même. Elle a, dit-elle, préparé l’air d’Adèle (Die Fledermaus) et le « O luce di questa anima » de Linda di Chamounix. « Commençons par Linda ! », suggère Sumi Jo, avant de constater… que le pianiste n’est pas là ! (De fait, le précieux Andrey Vinichenko arrivera avec quelques minutes de retard). Qu’à cela ne tienne : l’intrépide Sumi Jo se lève, s’installe au piano et accompagne elle-même Alina Sabaji dans l’air de Donizetti. Un accompagnement d’autant plus étonnant de précision qu’il est absolument improvisé, Sumi Jo jouant sans partition… et sans quitter des yeux sa jeune élève ! Il est laissé à Alina Sabaji l’opportunité d’interpréter d’une traite l’air qu’elle a choisi ; ce sera également le cas pour les deux autres élèves, Sumi Jo souhaitant se faire une idée globale avant de reprendre avec eux tel ou tel point de leur prestation. Alina Sabaji propose de l’air de Linda une interprétation pleine de fraîcheur et d’enthousiasme, en dépit d’une ligne de chant un peu incertaine et d’aigus qui ont parfois du mal à s’épanouir librement. La prestation de la jeune française sera pour Sumi Jo l’occasion de travailler des points très divers : son oreille impitoyable permet à l’apprentie-soprano de corriger de petits problèmes de justesse. La précision des vocalises et la souplesse vocale sont travaillées en lui faisant chanter certaines phrases avec pour seul support vocalique le son [i] ! La professeure passe également au crible la prononciation de l’italien, demandant à son élève de fermer d’avantage le [o] de « core » (« À moins qu’on ne soit à Naples, auquel cas vous pouvez ouvrir le « o » !). L’expressivité est également travaillée, notamment lorsque Sumi Jo demande à Alina Sabaji de dire le récitatif sans le chanter : elle lui montre notamment comment faire un sort au mot « l’amo » (« E per quel core io l’amo »), qui doit impérativement être saillant. Il n’est jusqu’à la physionomie de la jeune chanteuse qui fasse l’objet de conseils, afin notamment de corriger une position des lèvres peu efficace pour la projection du son… et peu élégante, ce dont Sumi Jo invite son élève à se rendre compte à l’aide d’un miroir !
Après Alina Sabaji parait le ténor Juin Yoon qui chante le deuxième air du duc dans Rigoletto (« Ella mi fu rapita… Parmi veder le lagrime »). « Mais que voulez-vous que je vous apprenne ? Tout est déjà là ! », s’exclame une Sumi Jo on ne peut plus surprise. De fait, l’interprétation du jeune ténor bluffe l’auditoire par la puissance de la voix, la beauté du timbre, l’assurance de l’intonation, l’attention aux nuances… Il faudra cependant que Juin Yoon prenne soin, selon nous, de ne pas trop jouer sur la seule puissance sonore, et de ne pas forcer ses très beaux moyens (notamment en choisissant trop tôt des rôles trop lourds) : à la fin de la séance, une certaine fatigue vocale se fait entendre, notamment lorsque le chanteur interprétera l’air de Rodolfo de La bohème… Pour l’heure, la maîtrise vocale du ténor est telle que Sumi Jo prodiguera essentiellement des conseils moins techniques qu’interprétatifs, portant sur l’émotion qui doit se dégager aussi bien du chant que du jeu scénique. Elle n’hésite pas dès lors à faire placer sur la scène une chaise, à solliciter la complicité d’une figurante jouant le rôle de Mimi, à se déplacer avec le ténor, suggérant tel geste, corrigeant telle posture, montrant au chanteur comment donner l’impression de ne s’adresser qu’à sa partenaire tout en chantant pour le public. Elle insistera notamment sur le caractère éminemment romantique des pages qu’il a choisies, l’invitant à prendre son temps, à respirer avec la musique, à ralentir le tempo, quitte à reprendre son souffle sur telle ou telle mesure, discrètement, sans briser le legato…
Avec Nadège Meden, le cas est tout autre : la jeune chanteuse se lance courageusement dans le premier air de la Leonora du Trovatore, mais son interprétation laisse Sumi Jo sceptique : le son donne l’impression de rester prisonnier, de ne pas se libérer pleinement… À la fin de la séance, la professeure s’interroge : cette page est-elle vraiment faite pour la chanteuse ? Nadège Meden est-elle vraiment la soprano lyrique exigée par le rôle de Leonora ? Sumi Jo invite son élève à tout remettre en cause, en s’interrogeant sur la nature même de sa voix : ne devrait-elle pas plutôt chanter des choses plus légères ? du belcanto, du Mozart, du baroque ? À Nadège Meden qui s’excuse ne pas avoir été à la hauteur de ses attentes, Sumi Jo rétorque qu’elle n’a absolument pas à s’excuser : elle est là pour apprendre, et doit absolument continuer à travailler pour tirer profit de son beau matériau vocal.
Précision, polyvalence, honnêteté et bienveillance : ce sont sans doute les mots qui caractérisent le mieux cette master class passionnante délivrée par une Sumi Jo très à l’aise et on ne peut plus efficace dans ce rôle de transmission et de partage ; un rôle qu’elle aime de toute évidence énormément et dans lequel elle a beaucoup à apporter !
Sumi Jo, soprano
Alina Sabaji, soprano
Juin Yoon, ténor
Nadège Meden, soprano
Andrey Vinichenko, piano
Master Class de Sumi Jo
Donizetti, Linda di Chamounix
Verdi, Rigoletto
Puccini, La bohème
Verdi, Il trovatore
Matser Class du jeudi 11 juillet 2024