FESTIVAL MUSICANCY
Sébastien Daucé ressuscite en Bourgogne la douceur de vivre à la cour de Ferrare

Le Concert Secret des Dames, Ensemble Correspondances, Sébastien Daucé

Après avoir exploré la voix et le chant choral tout au long de la dernière saison, le festival Musicancy entreprend, pour sa 21e édition, un long périple à travers le répertoire musical italien. Avec Sébastien Daucé comme cicérone, le voyage faisait escale ce dimanche à la cour de Ferrare et dans la Rome pontificale du seicento.

Le plus italien des châteaux de France

En secourant le pape Calixte II menacé d’être chassé de Rome en 1118, Sibaud de Clermont a gagné pour lui et pour ses descendants le privilège exceptionnel d’ajouter à ses armoiries les clés de saint Pierre et de timbrer son écu de la tiare pontificale. Aujourd’hui encore, ces symboles romains surabondent dans la décoration sculptée de la cour d’Ancy-le-Franc si bien que ce palais bâti au XVIème siècle par Sebastiano Serlio est probablement le plus italien des châteaux de France !

Sébastien Daucé pouvait-il rêver meilleur décor pour ce Concert Secret des Dames ? À l’heure de partager avec le public les clés d’écoute du spectacle – une nouveauté que la directrice artistique du festival, Fannie Vernaz, a mise en place cette année, 45 minutes avant le début de chaque représentation – il ne boude pas son plaisir de se produire à Ancy et partage avec un enthousiasme communicatif ses connaissances musicologiques. À la trentaine de spectateurs regroupés sous une loggia de la cour du palais, Sébastien Daucé rappelle avec pédagogie que, pendant longtemps, 97% de la musique ont été composés par des hommes pour des voix masculines, excluant de facto les femmes du plain chant religieux comme des scènes lyriques.

© Fannie Vernaz – Musicancy

La cour d’Alphonse II d’Este à Ferrare – particulièrement sous l’influence de sa deuxième épouse, Marguerite de Gonzague – constitue dans le dernier quart du XVIe siècle un laboratoire de la voix féminine à travers un trio de musiciennes, poétesses et chanteuses virtuoses pour lesquelles ont été composés un nombre conséquent de madrigaux. Passionné par son sujet, Sébastien Daucé explique que le duc de Ferrare usait de ces drôles de dames comme d’un outil de soft power diplomatique, réservant leurs concerts à quelques happy few que le Prince voulait honorer de sa confiance.

Les clés d’écoute sont aussi l’occasion d’évoquer les autres étapes de ce concert consacré au répertoire féminin du XVIIe siècle : Rome d’abord où Giuseppe Giamberti composa des motets virtuoses, entêtants comme les fresques du Gesù, puis Paris où les couvents féminins de Montmartre virent se multiplier des pièces souvent courtes, capables d’évoquer de manière fulgurante un épisode biblique réduit à une seule image musicale.

Sébastien Daucé termine de mettre l’eau à la bouche des spectateurs en évoquant le terme du voyage musical du Concert Secret des Dames : pour Saint-Cyr où la seconde épouse de Louis XIV, madame de Maintenon, avait créé une maison d’éducation pour les jeunes filles désargentées de la noblesse, Nicolas Clérambault composa un long Miserere permettant à quelques chanteuses solistes de faire valoir la joliesse de leur voix et le charme de leur minois… Scandalisée, la Maintenon mit rapidement un terme à cette pratique de la musique par les demoiselles de Saint-Cyr mais il n’en demeure pas moins que ce début du XVIIIe siècle constitue une étape importante dans l’histoire du chant féminin.

On sait gré au festival Musicancy d’avoir instauré ce temps d’échange avant chaque concert. Lorsque le programme musical est exigeant, la vulgarisation et la pédagogie sont des vecteurs importants pour gagner la confiance du public et lui rendre accessible la prestation des artistes.

Drôles de Dames

Au moment où musiciens et chanteuses prennent place sur le praticable dressé au fond de la cour du château d’Ancy-le-Franc, la blancheur des façades rythmées de pilastres corinthiens et l’éclat du soleil estival créent l’illusion d’être transportés en Italie, fantasme que consolident encore les premiers accords du Balletto de Cazzati qui ouvre le concert. Dès ce premier morceau orchestral, la virtuosité de la viole d’Etienne Floutier, le touché de cordes du luthiste Thibaut Roussel et le doigté élégant de la harpiste Angélique Mauillon campent l’atmosphère d’une cour princière de la Renaissance du sud des Alpes, la musique répondant naturellement à l’architecture de Serlio.

Les quatre madrigaux de Luzzasco Luzzaschi, composés pour le Concert Secret et chantés polyphoniquement, sont des moments de grâce absolue qui donnent à attendre à tour de rôle chacune des interprètes invitées par Sébastien Daucé pour incarner les drôles de dames de Ferrare. Intimement mêlées en des entrelacs mélodiques d’une délicatesse inouïe, les voix de Caroline Weynants, Marie-Frédérique Girod, Caroline Bardot et Maud Haering ont la souplesse et la douceur nécessaires pour évoquer l’intimité de ces instants musicaux voulus par le Prince et partagés en minuscules comités.

Dans le madrigal « O dolcezze amarissime d’amore », à la lente mélodie plaintive, puis dans « Stral pungente d’amore », les sopranos sont rejointes par les deux altos Ariane Le Fournis et Madeleine Bazola dont les voix plus ambrées contribuent à enrichir encore davantage l’éventail des couleurs de ce petit chœur féminin.

Ponctuellement, Sébastien Daucé sait aussi tirer parti de l’architecture d’Ancy-le-Franc pour faire sonner son Concert Secret de manière très originale. Pendant l’intermède orchestral de la « Canzon terza » de Frescobaldi – Etienne Floutier s’y révèle un gambiste d’une grande sensibilité, son archet virevoltant sur les six cordes de sa viole – trois des chanteuses s’éclipsent du podium et rejoignent l’étage du palais pour se poster aux fenêtres de la galerie des sacrifices, dans le dos du public : pendant l’exécution du madrigal « Una si chiara luce », elles donnent ainsi la réplique à leurs consœurs restées sur scène et permettent une mise en espace de la musique qui tout à la fois déroute les spectateurs et restitue toute la complexité harmonique des compositions savantes de Lodovico Agostini.

© Fannie Vernaz – Musicancy

Tout au long du concert, Sébastien Daucé dirige instrumentistes et chanteuses en station debout, les accompagnant alternativement à l’orgue et au virginal. L’observer conduire l’Ensemble Correspondances est un bonheur : sans rodomontades ni gestes emphatiques, du coin de l’œil ou d’un plissement des lèvres, il indique une nuance, change un tempo ou prolonge un point d’orgue sans donner l’air de rien imposer à ses musiciens.

Après un détour par Rome dont on retient le très bel alléluia du « Similabo eum », le Concert Secret des Dames s’achève à Paris par la mélodie apaisée « Amor Jesu » et, surtout, par le sublime « Miserere » composé par Nicolas Clérambault pour les demoiselles de Saint-Cyr. Écrite dans le grand goût ludovicien et soutenue par un accompagnement instrumental minimal, d’une sobriété toute janséniste, cette pièce solennelle alterne des ensembles polyphoniques et de brefs passages solistes qui sont autant de bijoux musicaux. Parmi eux, on retiendra notamment « Quoniam iniquitatem » qu’Ariane Le Fournis interprète sobrement, d’un timbre chaud et profond, et « Ne projicias me » confié à la voix lumineuse de la soprano namuroise Caroline Weynants.

Pour clore le concert, l’Ensemble Correspondances offre en bis un extrait des Meslanges de sujets chrestiens publiés à compte d’auteur à la fin de sa vie par Etienne Moulinié. Interprétée par les six chanteuses, la mélodie « Flores apparuerunt » constitue le testament musical de ce compositeur longtemps attaché au service de Gaston d’Orléans et qui rompt ici avec le style brillant des airs de Cour de la première moitié du XVIIe siècle pour privilégier une écriture plus sobre et plus intense.

Les applaudissements et l’enthousiasme du public pour un concert au programme aussi exigeant témoignent incontestablement de la curiosité et de la maturité des festivaliers qui, année après année, se retrouvent à Ancy-le-Franc et répondent présents aux propositions artistiques de Fannie Vernaz et de son équipe. Du 24 juillet au 28 septembre, les mélomanes pourront encore entendre au château – entre autres – l’Ensemble Gli Incogniti, l’Ensemble Contraste et Benjamin Alard qui conclura cette 21e édition du festival en dirigeant le cinquième concerto brandebourgeois.

Pour notre part, Première Loge espère retrouver Sébastien Daucé et l’Ensemble Correspondances à Ancy-le-Franc dès l’année prochaine. Après les Maitres de Notre-Dame de Paris et le Concert Secret des Dames, il ne nous déplairait pas l’entendre dans une version de concert d’un opéra d’Henry Desmarest ou d’André Cardinal Destouches.

Les artistes

Ensemble Correspondances

Soprano 1 : Caroline Weynants
Soprano 1 : Marie-Frédérique Girod
Soprano 2 : Caroline Bardot
Soprano 2 : Maud Haering
Alto : Ariane Le Fournis
Alto : Madeleine Bazola

Harpe : Angélique Mauillon
Archiluth : Thibaut Roussel
Viole de gambe, lirone : Etienne Floutier
Orgue, virginal et direction : Sébastien Daucé

Le programme

Maurizio Cazzati (1620 ? -1678), Correnti e balletti : Baletto quatro

Lodovico Agostini (1536-1609), Ecco col nostro Duca

Luzzasco Luzzaschi (1545 ? -1607)
Cor mio deh non languire
Non sa che sia dolore
O dolcezze amarissime d’amore
Stral pungente d’amore

Girolamo Frescobaldi (1583-1643), Canzoni da sonare, libro 1°: Canzon terza

Lodovico Agostini (1534-1590), Una si chiara luce

Giuseppe Giamberti (1600 ? -1662 ?)
Similabo eum
Veni electa mea

Anonymes
Salve Jesu piissime
Fasciculus myrrhae
Amor Jesu

Etienne Moulinié (1599-1676), Dum esset Rex

Anonyme, Ave Maria [plain-chant]

Antoine Boesset (1587-1643)
Anna Mater matris
Domine salvum fac regem

Nicolas Clérambault (1676-1749), Miserere

Bis

Etienne Moulinié, Meslanges de sujets chrestiens : Flores apparuerunt

Château d’Ancy-le-Franc, concert du dimanche 7 juillet 2024.