Les Festivals de l’été –
À Beaune, une Alcina en majesté

Qui est Alcina ?

Une enchanteresse, une sorcière, une magicienne, une croqueuse d’hommes, une diva en manque d’admiration, une femme trahie après avoir tant trahi elle-même ? A chaque production sa réponse. A Beaune, l’Alcina d’Ana Maria Labin fit miroiter toutes ces facettes lors de cette prise de rôle. La soprano roumaine fit beaucoup plus qu’impressionner : elle emporta l’admiration par sa profondeur et sa versatilité, sa voix aux multiples facettes, sa ligne de chant qui se distend ou brise au gré des passions, ses vocalises impériales, son souffle infini donnant aux pianissimi les nuances les plus ténues, son sens du théâtre faisant d’elle une grande tragédienne lyrique.

Si son premier air, « Di, cor mio, quanto t’amai…», la montre souriante, d’une enjôleuse fraicheur, d’une rayonnante sensualité menant trilles et vocalises sur le souffle, « Si son quella » montre une force animale, vénéneuse – libre, mais tourmentée, avec des sons filés qui émeuvent et se meurent dans la reprise instrumentale. Son « Ah ! mio cor » qui clôturait la première partie du spectacle fut un moment d’anthologie. Sa retenue face au désastre intime de la trahison amoureuse y cède la place à une fureur déchainée pour ensuite reprendre le fil d’une douleur encore plus profonde, que la musique de Haendel et l’interprétation dramatisée d’un Stéphane Fuget qui semble étirer le temps pour mieux l’éterniser, rendent insondable – bouleversante. L’art d’Ana Maria Labin atteint là des sommets qu’elle retrouve dans « Ombre pallide », le célèbre air d’incantation aux forces sombres où, là aussi, chaque mot, chaque syllabe, chaque note sont habités. Et un frisson parcourt l’assistance médusée : Ana Maria Labin est Alcina !

Un fabuleux écrin instrumental

L’autre grand évènement de cette soirée est bien la direction énergique, puissante, dramatique de Stéphane Fuget. Après une trilogie Monteverdi que lui offrirent les responsables du Festival, Anne Blanchard et Kader Hassisssi, le chef se lançait dans un grand Haendel, répertoire qu’il connait bien pour le pratiquer depuis des années au Conservatoire de Paris où il enseigne le chant et l’opéra baroque.

Par son élan vital, à plus d’un moment, il fait penser à la direction de quelqu’un à qui il reconnait devoir tant, Jean-Christophe Spinosi – mais en plus nuancé, moins systématique. Attentif à chaque moment, il invite, suscite, inspire, colore, danse et semble porter ses musiciens. Le ballet des songes d’Alcina, entre les deuxième et troisième actes, est de ce point de vue un cas d’école de la diversité des atmosphères et sonorités que fait découvrir le chef claveciniste. Il semble sculpter les sons, accompagne chaque départ, chaque inflexion, dans une gestique à mains nues n’appartenant qu’à lui, d’une précision ravageuse. Son orchestre Les Épopées vit, frémit, souligne le drame (« Qual portento mi ricchiama » de Ruggiero), se fait bourrasque emportant tout sur son passage (« Vorrei vendicarmi » de Bradamante). Il est le pur reflet des affects tourmentés des personnages.

L’engagement de chaque musicien se lit autant dans leur jeu que sur les visages, le plus rayonnant étant celui de la claveciniste Marie van Rhijn, au jeu d’une volubilité joyeuse. Si le violon solo d’ Hélène Houzel décevait par une légère acidité dans son accompagnement de l’air « Ama sospira », peu en accord avec la sensualité de la voix de Gwendoline Blondeel, l’autre air de Morgana avec instrument obligé, « Credete al mio dolore », distillait un moment de pure beauté et d’émotion avec le violoncelle d’Alice Coquart qui subjugue par son accompagnement inspiré et sa musicalité profonde.

Une grande et homogène distribution

Face à l’Alcina d’Ana Maria Labin, la soprano Gwendoline Blondeel, d’une présence assurée, impressionnante de forme vocale, incarnait une Morgana très épanouie . Son fameux air « Tornami a vagheggiar » se riait des notes piquées et des vocalises, dans une beauté de ligne de chant où seul un suraigu légèrement poussé rappelait une légère acidité de timbre dans le haut de la tessiture. L’Oronte de Juan Sancho, très comédien, se riait de tous les pièges vocaux qu’Haendel a su tendre au ténor. Il mêlait art du chant, des vocalises (« Semplicetto ! » à l’acte 1), du legato (la douceur de son « Un momento di contento » au 3e acte), et incarnation d’un personnage très investi. Le rôle d’Oberto offrait au  sopraniste Samuel Marino l’occasion de briller avec enthousiasme et une forte présence scénique, prenant tous les risques. Son « Dai naufragio scampati » déployait le souffle parfait d’une voix touchante, alors que « Barbara ! », son air furieux du dernier acte, déployait une force et une puissance dans un vrai feu d’artifice vocal.

Si le théâtre ne manquait pas aux deux mezzos, elles semblaient  toutefois moins libérées dans leur prise de rôle respectif, mais non moins en voix. Ambroisine Bré campait un Ruggiero aux moirures profondes, aux chaudes couleurs particulièrement en valeur dans « Mi lusinga il dolce affetto », au si poétique « Verdi prati ». Floriane Hasler chantait un Bradamante émouvant, voix sombre, vibrante, triomphant des vocalises éperdues dans « É gelosia », tour à tour vengeresse et affligée dans « Vorrei vendicarmi ».

Reste le cas problématique de la basse Luigi di Donato, annoncé comme souffrant au tout dernier moment, donc impossible à remplacer. Il marqua ses récitatifs (un ton au dessous de la partition) et son air de Melisso fut supprimé. Dommage, ce fut le seul point noir d’une soirée brillante, excitante, menée de main de Maître. Ce soir, une sorte de magie régnait sur la Cour des Hospices de Beaune.

Les artistes

Alcina : Ana Maria Labin
Ruggiero : Ambroisine Bré
Morgana : Gwendoline Blondeel
Bradamante : Floriane Hasler
Oronte : Juan Sancho
Oberto : Samuel Marino
Melisso : Luigi de Donato

Les Épopées, dir. Stéphane Fuget

Le programme

Alcina

Opéra en trois actes de Georg Friedrich Haendel, inspiré de l’Orlando furioso de l’Arioste, créé à Londres le 16 avril 1735.
Cour des Hospices de Beaune, concert du vendredi 19 juillet 2024