Il faut imaginer Orphée heureux
1774 : Gluck a soixante ans. Son ancienne élève claveciniste l’a fait venir au royaume de France afin de bousculer le goût français, tout en s’y adaptant. Car Marie-Antoinette aime ses musiques avec une vraie fidélité. À peine trois mois après le couronnement des souverains, la première de cet Orphée en français reprenait le succès de la version viennoise de 1762, en l’adaptant : suite de ballets à la mode parisienne, changement de tessiture pour le rôle-titre, passant d’un castrat à une haute-contre (actuel ténor aigu) créé par le célèbre Joseph Legros.
2 août 1774 : Le succès fut considérable et l’opéra connut 47 représentations consécutives en trois mois, offrant « le plaisir d’entendre la musique la plus sublime que l’on eût, peut-être, jamais exécutée en France » (Grimm). La révolution Gluckiste était en marche avec cette histoire que l’on croit connaître. Le mythe traverse les siècles, mais Gluck, mettant en musique le livret de Calzabigi, choisit une version heureuse, si loin du tragique des partitions précédentes. Le livret choisit de resserrer l’action en trois actes, de simplifier le drame en trois personnages. Ni Pluton, ni Proserpine, ni Charon, ni Aristée… mais une fin heureuse, « lieto fine » à la mode italienne, choisissant de rendre Euridice à Orphée par le truchement de l’amour – comme si se reflétait de façon prémonitoire la fameuse phrase de Saint-Just « le bonheur est une idée neuve en Europe ».
Donc l’œuvre débute avec un Orphée déchiré de douleur, prêt à se suicider. Le coup de théâtre donne le ton de l’œuvre puisque l’Amour en personne l’arrête. Alors Orphée se lance aux enfers, sans frémir, pour chercher son Euridice. Mais le retour est compliqué, puisqu’il ne doit pas se retourner. Euridice insiste tant qu’Orphée finit par la regarder : « O ciel, je meurs… » Chez Monteverdi, c’est le doute d’Orphée qui cause sa propre perte (est-ce qu’elle me suit vraiment ?), chez Gluck, c’est la femme tentatrice dont le désir créé la perte (« Réponds à mon envie » implore-t-elle). Notre héros n’a plus que ses yeux pour pleurer et sa voix pour chanter : « J’ai perdu mon Euridice ». Perdue ? Non, car l’Amour intervient et lui rend sa dulcinée. Happy end.
« Fortune ennemie »
20 juillet 2024 : Les cieux menaçants obligent le Festival de Beaune au repli, de la cour des Hospices vers la basilique. Quel dommage ! Car tous les défauts de l’acoustique réverbérante ont entaché cette représentation. Une soixantaine de musiciens et choristes se retrouvèrent particulièrement serrés sur l’estrade, obligeant les trois solistes à se placer derrière l’orchestre, au-devant du chœur. Les sons tournoyaient, la résonance des timbales a rendu un effet désagréable, les détails orchestraux se sont nimbés de sfumato, les voix des chanteuses ont eu du mal à percer le mur instrumental…
Il faut ajouter à cela une lecture du chef plutôt linéaire, sans véritable histoire à raconter, sans une attention fouillée à la partition ni réelle mise en valeur de ses richesses. Certes, il y a bien eu quelques moments réussis, lorsque Paul Agnew a déchainé la violence des trombones et la force des trompettes, avec le geste rageur emportant l’ « Air des furies » dans une bacchanale implacable. Mais le célèbrissime « Ballet des ombres heureuses » a été d’une lenteur et d’une mollesse désespérantes, alangui, sans poésie, alors que l’air « Quel nouveau ciel », moment magique s’il en est, courrait la poste et nous laissait au bord du chemin.
De fait, les mythiques Arts Florissants ont été méconnaissables, souvent lisses et ennuyeux, faisant davantage penser aux sonorités de l’orchestre Paul Kuentz des années 70 qu’à l’ensemble baroque de renommée mondiale. Seul le chœur a été vraiment impressionnant, dans chacune de ses interventions.
Orphée incarné
Dans cette acoustique et ce bain instrumental, les voix féminines ont donc eu du mal à se faire entendre. Ce n’est pourtant pas faute de grandes qualités musicales, à commencer par celles d’un Amour espiègle et joyeux incarné par le timbre frais et subtil d’une Julie Roset enthousiasmante et mutine. La touchante Euridice de la soprano portugaise Ana Vieira Leite s’est parée de couleurs chaudes dans une parfaite ligne de chant. La douceur de « Cet asile aimable », le désespoir de « Fortune ennemie », tout a ravi dans cette voix élégante. Et ses échanges dans les récitatifs accompagnés avec Orphée ont fait entendre une actrice engagée, dramatique, bien que leurs duos la mettent en retrait.
De fait, c’est bien l’Orphée de Reinoud Van Mechelen qui a dominé la soirée par son incarnation dramatique exacerbée. Lui qui connait très bien ce répertoire pour nous avoir laisser quelques enregistrements précieux (dont un consacré justement à Legros, un autre à Jéliote) a illuminé cette soirée, grâce à son timbre épanoui, la puissance de sa voix et sa ductibilité s’accordant aux différents affects de la partition. Tout commença par son cri déchirant « Euridice ! », son cheminement du désespoir le plus noir à « l’espoir renaît dans mon âme » chanté de façon élégiaque. Face aux « Spectres, larves », le voici implorant, puis trop heureux de ramener son épouse, trop inquiet de sa versatilité et de son insistance. Désespéré donc, avec un bouleversant « J’ai perdu mon Euridice ». Pourtant, l’ardeur vocale, la puissance de ses interventions, aussi musicales soient-elles, questionnent. Plus que l’emportement, n’est-ce pas plutôt la sidération qui frappe Orphée, face à la perte de la bien aimée ? La conduite du chant eut été toute autre – question d’interprétation.
Ainsi, cette soirée particulière aura donc fait doublement triompher Orphée de la destinée contraire.
Orphée : Reinoud Van Mechelen
Eurydice : Ana Vieira Leite
Amour : Julie Roset
Les Arts Florissants, dir. Paul Agnew
Orphée et Eurydice
Opéra en trois actes de Christoph Willibald Gluck, livret de Calzabigi adapté en français par Pierre Louis Moline, version française de Paris, 1774.
Beaune, Basilique Notre Dame, concert du samedi 20 juillet 2024