Les festivals de l’été –
Orange : TOSCA – « D’art et d’amour je vécus »… selon Aleksandra Kursak

Tosca, Chorégies d’Orange, 22 juillet 2024

En dépit d’une programmation réduite, cet été, à un seul ouvrage lyrique, donné qui plus est en version de concert, la performance scénique et vocale de la soprano polonaise Aleksandra Kursak emporte adhésion et enthousiasme dans une incarnation incandescente de la diva romaine la plus illustre du répertoire.

Une vision musicale à l’émouvante dramaturgie

Les aficionados des Chorégies le savent bien : au théâtre antique, il faut souvent pressentir le souffle d’un mistral, plus ou moins fort, et… faire avec ! La soirée de clôture de cette édition 2024 aura donc été non seulement placée sous le signe du centenaire de la disparition du célèbre compositeur lucquois mais également sous celui d’un mistral soufflant en rafales ayant, à plusieurs occasions, occasionné en fosse, des mouvements urgents de rattrapage de partition (ah ! malheureux pupitres des cordes !). Compte tenu de ces circonstances parfois difficiles pour une écoute optimale, on ne s’attardera guère sur les quelques décalages et autres approximations entre fosse et plateau – en particulier au premier acte ou encore au début du Vissi d’arte où les cordes attaquent sans la soliste… – même si, pour être totalement objectif, concernant un orchestre philharmonique de Nice dont on a régulièrement l’occasion de vanter dans ces colonnes la probité et la rigueur technique, on se doit de souligner les dissonances étonnantes du quatuor de violoncelles lors de l’émouvante introduction au lamento de Mario « E lucevan le stelle ». Que cela ne fasse pas pour autant penser que notre plaisir musical en a été gâché car, du poétique solo de clarinette qui précède justement cet air jusqu’à la puissance du Te Deum venant clore le premier acte, la phalange niçoise, sous la direction passionnée de Clelia Cafiero, fait entendre le meilleur. Nous restons, en particulier, captivés par cette manière dont la maestra napolitaine sait, aussi souvent que nécessaire, « retenir » le son de ces instants où la partition n’est que poésie romantique et bucolique – le lever du jour sur Rome – ou attente angoissée d’une issue dramatique. Doit être ainsi saluée toute la construction dramaturgique qui, à la fin de l’acte II, suit la rédaction par Scarpia du sauf-conduit vers Civitavecchia destiné au couple infortuné : la cheffe y crée des équilibres musicaux irrésistibles conduisant à une explosion orchestrale – mais jamais emphatique – après la bouleversante phrase de Floria Tosca réalisant le crime qu’elle vient de commettre : « È morto ! Or gli perdono ! ». Ici, la partition de Puccini est superbement défendue !

Si le chœur intervient moins dans Tosca que dans des ouvrages ultérieurs tels que La Fanciulla del west et, bien évidemment, Turandot, il n’en demeure pas moins un acteur dramatique clé dans toute la partie finale du premier acte où il est indispensable à l’élan de ferveur faussement pieuse – mais véritablement érotique – du chef de la police ! Impeccablement coordonnées par Stefano Visconti, dont la musique de Puccini a longtemps constitué, en particulier au festival de Torre del Lago, le pain quotidien, les chœurs des opéras Grand Avignon et, pour l’occasion, des Chorégies donnent le meilleur d’eux-mêmes et contribuent à faire de l’attendu Te Deum ce moment impressionnant qui hérisse le poil.

Que de beautés vocales…

Puccini fait partie de ces compositeurs fin-de-siècle qui, sans doute sous les influences littéraires de l’époque, donnent à leurs rôles de composition toute leur pleine caractérisation. Si, dans cette perspective, le sacristain de Marc Barrard reste, ce soir, quelque peu en retrait – peut-être un effet de la forme concertante de la soirée ? -, les interventions de Carlos Natale (Spoletta), Jean-Marie Delpas (Sciarrone et le geôlier) et Galia Bakalov (le berger) conviennent en termes de projection et d’intelligence du texte. De même, l’Angelotti de Jean-Vincent Blot, à la carrière prometteuse et déjà bien remplie dans un grand nombre de rôles, remplit parfaitement le vaste vaisseau des Chorégies par une voix de basse au très beau matériau.

Si Bryn Terfel n’a sans doute plus aujourd’hui la splendeur vocale d’il y a quelques années, son apparition en scène constitue indéniablement, selon nous, le tournant de la soirée : incarnant un baron Scarpia d’une perversion sans limite – en le voyant évoluer sur scène, on ne peut s’empêcher de penser à un autre gallois illustre, Antony Hopkins, en Hannibal Lecter ! – le baryton-basse gallois plie les inflexions de son organe à chacun des mots du texte, théâtralement génial, de Giacosa et Illica. Certes, on a pu entendre « Ella verrà » (« Elle va venir ») et « Già mi struggea l’amor della diva » (« L’amour de la Diva me consumait déjà ») chantés avec plus de noblesse dans l’accent et de façon moins histrionique – on est, de fait, bien loin ici d’un « grand seigneur méchant homme » ! – mais, dès que l’interprète se retrouve seul à seul face à Tosca, nous assistons à des moments de théâtre chanté absolument irrésistibles ! On se souviendra longtemps de cette incarnation où la voix s’appuyant sur le pouvoir du regard, du geste et de l’accent – nous n’avions ainsi jamais autant entendu de feulements dans l’affrontement avec sa proie ! – parvient à donner chair à des paroxysmes de lubricité ! Chapeau Sir Terfel !

Le cas de Roberto Alagna est bien différent, dans un rôle pourtant marqué, chez le célèbre ténor franco-sicilien, par des soirées mémorables aux quatre coins de la planète. Fort de quelque trente années de participation aux Chorégies, Roberto Alagna – qui n’a plus rien à prouver ici – se présente face à son public, qui compte beaucoup de fans, avec une voix qui n’est pas dans son meilleur soir : même si la fièvre de l’accent et l’intelligence d’interprétation de l’artiste permettent à la soirée de se dérouler sans embûche, on reste en deçà des attentes dans les moments les plus attendus, de « Recondita armonia » à « E lucevan le stelle » en passant par les aigus solaires de « La vita mi costasse » et de « Vittoria ! ». Pourtant, alors qu’il tient pour la dernière fois Tosca entre ses bras et que la projection d’une belle gravure ancienne du château Saint-Ange illumine le mur d’Auguste, les nuances se font vraiment entendre et le « O dolci mani mansuete e pure » emporte l’adhésion.

C’est cependant la Floria Tosca d’Aleksandra Kursak qui nous a littéralement transporté lors de cette représentation. Investissant totalement le vaste espace scénique du théâtre antique, la soprano polonaise prend vraisemblablement un plaisir évident à créer sur le vif la vision scénique de son personnage, évidemment déjà interprété sur les plus grandes scènes internationales. Maîtrisant parfaitement toute l’esthétique d’un rôle dont elle sait, à l’occasion, s’attribuer certaines des attitudes de ses plus fameuses titulaires, Aleksandra Kursak délivre ici une interprétation dramatique de haute lignée à laquelle il ne manque aucune des inflexions mélodramatiques voire véristes, du « Giuro ! » à la fin du premier acte à toute la succession de ces phrases à mi-chemin du parlé-chanté au moment de l’assassinat de Scarpia (« Questo è il bacio di Tosca ! », « Muori dannato ! Muori ! Muori ! Muori !», « E avvanti a lui tremava tutta Roma ! »). Quel moment de théâtre exceptionnel que celui où la Diva, sans l’aide d’aucun accessoire mais par la seule force de ce dont elle a alors la vision, nous fait croire, à la fin de l’acte II, en la présence du chandelier et du crucifix dont les didascalies du livret précisent qu’ils doivent être disposés autour et sur le cadavre de son bourreau. D’un strict point de vue vocal, la chanteuse, à partir d’un matériau d’authentique soprano lyrique, fait montre d’une souplesse vocale et d’un fort beau legato qui lui permettent, sans fatigue apparente, de mener à bon port sa soirée jusqu’à des suraigus glorieux dans « Io quella lama gli piantai nel cor » (« Moi, cette lame, je lui ai plantée dans le cœur ») et, bien évidemment, l’ultime « O Scarpia, avanti a Dio ! » (« Ô Scarpia, devant Dieu ! »). Mais c’est indéniablement dans son « Vissi d’arte » qu’Aleksandra Kursak délivre une véritable leçon d’interprétation, tant du point de vue vocal que stylistique : quel art ici des sons filés, des diminuendi et de la messa di voce finale.

On aura compris que c’est pour cette artiste que cette Tosca demeurera dans les mémoires !

———————————————–

Retrouvez ici Clelia Cafiero en interview !

Les artistes

Floria Tosca : Aleksandra Kursak
Mario Cavaradossi : Roberto Alagna
Scarpia : Bryn Terfel
Cesare Angelotti : Jean-Vincent Blot
Le Sacristain : Marc Barrard
Spoletta : Carlos Natale
Sciarrone/Un geôlier : Jean-Marie Delpas
Un berger : Galia Bakalov

Orchestre philharmonique de Nice, direction :  Clelia Cafiero
Chœur des Opéras Grand-Avignon et des Chorégies d’Orange, coordination :  Stefano Visconti

Lumières :  Vincent Cussey

Le programme

Tosca

Opéra en trois actes de Giacomo Puccini, livret de Giuseppe Giacosa et Luigi Illica d’après la pièce de Victorien Sardou, créé au Teatro Constanzi à Rome le 14 janvier 1900.

Chorégies d’Orange, Concert du 22 juillet 2024.