Les festivals de l’été
Rencontres musicales de Vézelay (Jour 2) : Pour la plus grande gloire de Dieu

Sepolcro : Passion de Vienne à Venise à Vault-de-Lugny et Pénitence à la basilique de Vézelay

Après une première journée enthousiasmante, les 24e Rencontres musicales trouvent leur rythme de croisière et affichent au programme du vendredi 23 août des œuvres aussi rares qu’exigeantes. Sous le soleil d’une fin d’été en Bourgogne, la colline de Vézelay prend des airs de Parnasse dont on voudrait ne jamais s’éloigner.

Attention, un Vivaldi peut en cacher un autre

On oublie trop souvent que, séparées par le col du Brenner, Vienne et Venise ne sont pas si éloignées l’une de l’autre et que six heures de voiture suffisent pour aller de l’ancienne capitale austro-hongroise aux rives de la Sérénissime.

Au tournant des XVII et XVIIIe siècles, aucune capitale européenne n’était plus perméable que Vienne aux influences musicales de la péninsule et nombre de compositeurs italiens ont occupé à la cour des Habsbourg des responsabilités de premier plan. C’est dans ce contexte que le méconnu Marc’Antonio Ziani obtient en 1700 – après avoir été à Venise un fécond compositeur d’opéras – la charge de vice-maître de chapelle à la cour de l’empereur Léopold 1er.

Chaque année, à la saison de Pâques, la mode viennoise est alors au Sepolcro, genre de musique dramatique sacrée, dérivé de l’opéra, qui permet la méditation sur les Mystères du tombeau et de la résurrection du Christ. Représentés avec mise en scène et costumes dans les chapelles impériales de Vienne, ces Sepolcri sont chantés en italien et alternent airs et récits de solistes.

De 1701 à 1711, Ziani compose chaque année pour la Semaine sainte un Sepolcro. Celui intitulé Il Sepolcro nell’orto, proposé par les Rencontres musicales, est le dernier de cette série et le point d’aboutissement de la carrière de son auteur qui est promu l’année suivante maître de chapelle principal de l’empereur Joseph 1er.

Tout le mérite de la redécouverte de cette œuvre jamais rejouée depuis le début du XVIIIe siècle revient à Antoine Touche qui en a exhumé la partition à la Bibliothèque nationale de Vienne. Pour le faire réentendre au public et en faire saisir tout le talent musical, le créateur de l’Escadron volant de la reine a choisi de le jouer en y intercalant quelques pièces extraites du catalogue d’Antonio Vivaldi dont Ziani a très probablement été le professeur à Venise avant d’être appelé à Vienne.

De fait, la juxtaposition de la musique de Ziani et de Vivaldi donne à entendre une grande proximité de style et permet de mieux comprendre la fascination qu’exerça la cour de Vienne sur le prêtre roux à l’extrême fin de sa vie : après une rencontre avec l’empereur Charles VI, Vivaldi décide en effet de quitter Venise et d’aller se fixer en Autriche pour y briguer les faveurs impériales. Mais l’empereur meurt peu après son arrivée et Vivaldi ne lui survit que quelques mois avant de mourir à son tour dans l’anonymat et l’indigence.

C’est ce récit d’une ambition viennoise et d’une filiation méconnue entre Ziani et Vivaldi que propose le concert de l’Escadron volant de la reine à l’église de Vault-de-Lugny au cœur de l’après-midi du deuxième jour des Rencontres musicales. Heureux choix que cette modeste église de village posée sur les rives du Cousin : outre un intéressant cycle de fresques du milieu du XVIe siècle, elle présente en effet une acoustique enveloppante tout à fait appropriée au répertoire musical baroque.

Les cinq jeunes solistes réunis par Antoine Touche pour donner corps et voix aux protagonistes du Sepolcro forment un ensemble homogène dont pas un ne démérite. Le repons « Quia peccavi nimis » qu’ils entonnent a cappella du fond de l’église pour ouvrir le concert est saisissant et donnent immédiatement le la d’une interprétation touchée par la grâce.

Marie-Madeleine élégante et hiératique, Eugénie Lefebvre séduit par un timbre somptueux dont elle use sans minauderie. Les trois airs qu’elle interprète sont chacun de beaux moments de musique, à commencer par « Si quell’alma atroce » qu’elle délivre d’une voix charnue, vénéneuse comme la pécheresse des Évangiles, ou plus encore « Vaga d’un cieco amore » où elle fait montre d’un vrai tempérament de diva, son chant expressif s’harmonisant avec l’accompagnement pizzicato des cordes.

Plus discrète, la Marie Jacobé de Maïlys de Villoutreys n’en est pas moins fine musicienne et sa première aria, « Cari marmi », entonnée vaillamment du haut de la chaire de l’église, démontre un trille solide et un timbre de soprano à la pulpe veloutée. Dans « Si fransero pietosi », elle accompagne les sanglots du violoncelle d’une lente et bouleversante déploration sur le tombeau vide du matin de Pâques tandis que « Già schiere d’anime » offre à sa voix l’occasion d’épouser une mélodie enjouée qui exalte l’espérance de la résurrection.

Anthea Pichanick complète ce brelan de voix féminines d’un timbre de contralto immédiatement séduisant. Sa sainte Véronique se caractérise par des graves bien posés ainsi qu’un chant soigné et retenu. L’air « Come come o Dio » est, grâce à ces qualités, un des morceaux les plus inspirés du concert.

Renaud Brès et Antonin Rondepierre complètent la distribution et prêtent leurs voix aux deux personnages masculins qu’on retrouve habituellement au pied de la croix du Christ, Nicodème et Joseph d’Arimathie. Le premier ne dispose que de deux airs mais c’est suffisant pour apprécier son baryton clair, la netteté millimétrée de ses vocalises et ses aigus sonores. La voix de ténor d’Antonin Rondepierre est davantage sollicitée par Marc’Antonio Ziani qui lui confie de longs passages de récitatif et deux airs : le timbre est solaire, le souffle d’une belle longueur et, surtout, le chanteur maîtrise à la perfection la grammaire baroque des ornementations comme il le démontre dans le da capo de « Il suo core bersaglio ».

Lorsque leurs voix s’unissent pour interpréter quelques extraits du Credo de Vivaldi, cette équipe de jeunes solistes trouve des harmonies brillantes qui donnent envie de les réentendre associés les uns aux autres dans le Gloria ou un opera seria du prêtre roux.

Lié à la Cité de la voix par des liens anciens et fidèles, l’ensemble l’Escadron volant de la reine est, enfin, un acteur majeur de la réussite de ce concert. Bien que placé sur un pied d’égalité avec le reste de ses musiciens, Antoine Touche insuffle à ses partenaires une énergie bienveillante et entraine dans le sillage expressif de son violoncelle l’ensemble des interprètes. Rompu à la fréquentation du répertoire italien, l’Escadron sonne clair et ensoleillé tandis que chaque pupitre excelle à porter la voix des solistes pour la sertir d’un écrin le plus délicat possible. À ce jeu, la palme revient au théorbe brillant de Romain Falik. Mais c’est tous ensemble, comme dans le bref Concerto madrigalesco de Vivaldi, que les musiciens de l’Escadron sont à leur meilleur : le plaisir des instruments à dialoguer les uns avec les autres transfigure le visage des musiciens et se propage immanquablement parmi les spectateurs.

Au terme du concert, on ne peut que déplorer que l’Escadron volant de la reine n’ait pas encore trouvé l’opportunité d’enregistrer ce Sepolcro nell’orto. Un label serait bien inspiré de leur ouvrir les portes de leur studio pour enrichir la discographie de Marc’Antonio Ziani et aider à mieux faire connaître le talent du maître de musique d’Antonio Vivaldi.

À voix nue

Trois heures après la recréation bourguignonne du Sepolcro nell’orto, le concert du soir à la basilique Sainte-Marie-Madeleine se propose d’approfondir l’exploration des passions religieuses en confrontant les œuvres de deux compositeurs séparés par plus de quatre siècles.

Maître de chapelle à la cour de Munich dans la seconde moitié du XVIe siècle, Orlandus Lassus écrase de son ombre tous les compositeurs de musique religieuse de la Renaissance au point que le duc Albert V de Bavière dut dépenser des sommes folles pour empêcher le roi de France Charles IX de débaucher son protégé ! Les Psalmi Davidis Poenitentiales, composés de 1556 à 1559, sont la quintessence de son écriture chorale et un sommet de la musique religieuse occidentale.

Arvo Pärt, compositeur estonien né en 1935 et aujourd’hui nonagénaire, partage avec Orlandus Lassus un profond mysticisme et le goût des grandes compositions polyphoniques. Fréquemment présent dans la bande originale des films de Nanni Moretti ou de Terrence Malick, il est aussi sollicité par l’Église allemande à la fin des années 1990 pour composer une œuvre monumentale destinée à célébrer le 750e anniversaire de la cathédrale de Cologne. C’est dans ce Kanon Pokajanen (Canon de repentance) créé le 17 mars 1998 que Daniel Reuss a sélectionné cinq morceaux pour les faire dialoguer avec trois psaumes d’Orlandus Lassus.

Le caractère inédit de ce concert consiste enfin dans son total dépouillement musical : sur la grande scène de la basilique de Vézelay ne prennent place que les 24 choristes de la Cappella Amsterdam qui livrent une prestation a cappella de près de deux heures.

À mille lieues du foisonnement monteverdien de la représentation de la veille, l’expérience de ce concert place le spectateur dans une confrontation frontale avec la beauté de la voix mise à nu. Dès les premiers accents du Psalmus Primus Poenitentialis « Domine, ne in furore tuo arguas me », on est effectivement saisi par la capacité de la voix humaine à emplir le grand vaisseau de la basilique et à faire entrer les pierres en résonance. Dialoguant avec l’histoire et l’âme du lieu, les chanteurs de la Cappella Amsterdam sont littéralement transcendés par la magie de Vézelay et la colline où elle se dresse aura rarement été aussi habitée que durant ce concert d’une beauté austère mais lumineuse.

Conduits par Daniel Reuss qui sait tirer de chaque pupitre des nuances inouïes, la Cappella Amsterdam met la même énergie tellurique à faire revivre les psaumes d’Orlandus Lassus qu’à donner chair à la puissance musicales des compositions d’Arvo Pärt. Interprétées alternativement, dans un dialogue qui permet aux deux compositeurs de s’éclairer l’un l’autre, les œuvres du programme forment un lent crescendo qui culmine dans la Prayer after the canon du compositeur balte.

De ce face à face musical, on retiendra surtout que la musique de Lassus est un art éminemment complexe fait de chants, de contre-chants, d’harmoniques et de points d’orgue qui nécessitent une interprétation millimétrée. C’est une musique savante dont la complexité échappe à l’intelligence ordinaire et qui séduit d’abord l’intelligence de l’auditeur, ébahi d’une telle architecture sonore. En miroir, la musique chorale d’Arvo Pärt parait beaucoup plus sensuelle, moins savante dans sa composition mais capable de toucher plus directement au cœur et aux émotions de celui qui la reçoit.

Au terme du concert qui laisse les interprètes de la Cappella Amsterdam exsangues mais transfigurés du bonheur d’avoir chanté dans une des plus belles églises du monde, les spectateurs des Rencontres musicales de Vézelay ont le sentiment d’avoir partagé ce soir une expérience hors du commun. Et dans la cohue des festivaliers qui redescendent dans la nuit la rue Saint-Etienne vers les parkings situés au pied de la colline, on est surpris de retrouver le même silence recueilli que celui du concert.

Les artistes

Sepolcro : Passion de Vienne à Venise

L’Escadron volant de la reine
Maria Maddalena : Eugénie Lefebvre
Maria Giaccobe : Maïlys de Villoutreys
Veronica : Anthea Pichanick
Giuseppe d’Arimatea : Antonin Rondepierre
Nicodemo : Renaud Brès

 

Pénitence

Cappella Amsterdam
Direction : Daniel Reuss

Le programme

Sepolcro : Passion de Vienne à Venise

MARC’ANTONIO ZIANI (1653-1715)
Lectiones pro defunctis

MARC’ANTONIO ZIANI
Oratorio Il Sepolcro nell’orto – recréation

ANTONIO VIVALDI (1678-1741)
Credo en mi mineur RV 591 – Extraits :  Credo – Et incarnatus est – Crucifixus
Concerto Madrigalesco RV 129

Église Saint-Germain-d’Auxerre de Vault-de-Lugny, vendredi 23 août 2024 – 16h00

 

Pénitence

ORLANDUS LASSUS (1532-1594)
« Domine, ne in furore tuo arguas me », Psalmus Primus Poenitentialis

ARVO PÄRT (1935-)
Kanon Pokajanen : Ode I

ORLANDUS LASSUS
« Domine, ne in furore tuo arguas me », Psalmus Tertius Poenitentialis

ARVO PÄRT
Kanon Pokajanen : Ode VI
Kanon Pokajanen : Kontakion
Kanon Pokajanen : Ikos

ORLANDUS LASSUS
« Beati, quorum remissae sunt iniquitates”, Psalmus Secundus Poenitentialis

ARVO PÄRT
Kanon Pokajanen : Prayer after the canon

Basilique Sainte-Marie-Madeleine de Vézelay, vendredi 23 août 2024 – 21h00