Les festivals de l’été –
Rencontres musicales de Vézelay (Jour 3) : Histoires de foi

Janua : Échos du dernier Schisme à Vault-de-Lugny et Symphonie de Psaumes à la basilique de Vézelay

Pour la troisième journée des 24e Rencontres musicales de Vézelay, François Delagoutte a imaginé un programme hétéroclite confrontant le répertoire religieux du XIVe siècle à des formes d’expérimentations mystiques et musicales des Années Folles. Que les festivaliers emboitent le pas à Guillaume Dufay ou Igor Stravinsky, c’est toujours pour cheminer sur des sentiers de foi.

Chrétiens d’ici et d’ailleurs

Dans le numéro de Palettes (visible sur Youtube) qu’il consacre à La Flagellation peinte par Piero della Francesca vers 1460, l’historien de l’art Alain Jaubert reprend l’hypothèse séduisante que les personnages mystérieux qui se tiennent debout sur le bord droit du tableau pourraient être l’humaniste Giovanni Bacci, le condottiere Buonconte de Montefeltre et Jean Bessarion, prélat de l’Église grecque, qui œuvra pour la réconciliation des catholiques et des orthodoxes, milita pour une croisade contre les Ottomans et fut élevé au cardinalat par le Pape.

C’est dans la même atmosphère de dialogue interreligieux propre à la première moitié du XVe siècle que s’inscrit l’exigeant programme concocté par l’Ensemble Irini en cette troisième journée des Rencontres musicales de Vézelay. Savamment construit par Lila Hajosi, le concert s’organise en trois temps Union – Concile – Chute et se propose d’illustrer musicalement la tentative de rapprochement entre les Églises de Rome et de Constantinople à la faveur du concile de Florence de 1439. Sous la pression de la progression ottomane qui menace alors de s’emparer de Byzance, les délégations orthodoxes acceptent pour la première fois depuis le Grand Schisme de 1054 de faire un pas vers la réconciliation avec leurs frères chrétiens d’Occident mais l’Union des Églises échoue finalement à cause de la masse du peuple byzantin qui considère que leurs émissaires ont sacrifié la Sainte Orthodoxie au nom de vulgaires intérêts politiques.

Pour évoquer ce dialogue, le programme du concert alterne des motets de Guillaume Dufay – compositeur officiel de la famille Malatesta qui règne au XVe siècle sur la principauté de Rimini – avec des pièces de la liturgie traditionnelle orthodoxe et un hymne du compositeur byzantin originaire de Thrace, Manuel Chrysaphes. Dix protagonistes – huit chanteurs et deux trompettistes – suffisent à recréer cette atmosphère des confins de l’Europe médiévale dans le décor plein de charme de l’église de Vault-de-Lugny.

L’une des prouesses de ce programme érudit est de s’appuyer presqu’exclusivement sur du chant a cappella et sur un accompagnement minimaliste de deux sacqueboutes au timbre si typiquement reconnaissable. Sandie Griot et Claire McIntyre sont les deux magiciennes qui rendent possible cette entreprise d’archéologie musicale : la mélodie de Briquet « Ma seule amour », le « Recordare Domine » du XVe siècle et l’impressionnante introduction du « Quid sum miser tunc dicturis » sont des moments de grande intensité pendant lesquelles les deux instrumentistes démontrent tout à la fois une extrême longueur de souffle et une grande virtuosité dans la modulation des notes.

Côté chant, les huit gosiers réunis par Lila Hajosi assurent une qualité d’interprétation de haut niveau.

À tout seigneur, tout honneur : les ténors Matthieu Chapuis et Olivier Merlin éclaboussent de leur talent le concert de l’Ensemble Irini. Brillants dès la lente mélopée fuguée « Modo praesens oraculum », ils assurent la jonction entre les pupitres féminins et ceux des basses et constituent une force d’entrainement choral pour leurs six camarades sur laquelle la cheffe Lila Hajosi peut s’appuyer en confiance. La manière dont Olivier Merlin entonne a cappella le Trisagion de la liturgie byzantine avant d’être rejoint par le second ténor et les basses constitue indiscutablement un des moments forts du programme.

Jean-Marc Vié dispose d’un timbre de basse séduisant. Dans la pièce liturgique extraite d’un mariage orthodoxe, la profonde intention de son chant restitue la solennité des offices grecs et contribue au profond recueillement du public suspendu à ses lèvres.

Côté pupitres féminins, Lila Hajosi choisit de ne retenir que des voix graves et de se dispenser de sopranos de manière que les sonorités de l’Ensemble Irini rappellent celles des belles et grandes voix de l’Est de l’Europe. Eulalia Fantova, Helena Tajadura, Fanny Chatelain et Julie Azoulay sont au diapason les unes des autres et contribuent à la richesse harmonique de pièces comme l’hymne de communion « Potirion sotiriou » – véritable plongée au cœur du mystère de la liturgie orthodoxe – ou le canon pour le concile de Florence qui déplace instantanément les spectateurs de la campagne morvandelle sous la coupole de Brunelleschi.

L’intérêt du programme de ce concert ne se limite cependant pas à ses beautés musicales. Il donne aussi à attendre des morceaux qui constituent des documents historiques majeurs, et pourtant méconnus, sur les bouleversements européens de la première moitié du quattrocento. C’est notamment le cas du motet dédié à la ville de Florence qui, quatre siècles avant l’aria « Firenze è come un albero fiorito » composé par Puccini pour Gianni Schicchi, dit déjà l’extraordinaire vitalité de la cité toscane et exalte son rôle dans l’élaboration de ce qu’on n’appelle pas encore la Renaissance.

La Lamentation sur la chute de Constantinople « O Théos ilthosan ethni », composée après 1453 par Manuel Doukas Chrysaphes pour commémorer la prise de Byzance par les Ottomans, est elle aussi un morceau mal connu et bouleversant. Il consiste en un lent gémissement où se mêlent ensemble les influences du plain-chant occidental avec des accents orientaux et les chanteurs y insufflent une telle intensité que cette déploration sur Constantinople s’assimile à des pleurs versés sur le cadavre d’un nouveau Christ.

Sous les applaudissements nourris du public, la silhouette de Lila Hajosi, cheffe tatouée coiffée à la garçonne, prend soudain des airs d’extrême fragilité et les quelques mots qu’elle prononce timidement pour rappeler les liens étroits qui unissent l’Ensemble Irini et la Cité de la voix sont teintés d’une vraie sincérité. On lui sait gré d’avoir entrouvert la porte de l’iconostase des églises orthodoxes et d’avoir rendu accessible au public des Rencontres musicales le mystère de la liturgie chrétienne orientale.

Un phare dans la nuit

C’est à une tout autre atmosphère que le concert du soir à la basilique de Vézelay convie les festivaliers puisque Léo Warynski, les chanteurs des Métaboles et l’Orchestre philharmonique de Strasbourg ont inscrit au programme des œuvres de Brahms, Bruckner et Stravinsky.

Après un hommage rendu à Nathalie Leblanc, présidente récemment disparue de la Cité de la Voix, le concert de ce samedi soir propose un parcours d’espérance sous forme d’une lente remontée des ténèbres de la mort vers la lumière de la vie éternelle. Il s’ouvre en effet par le Begräbnisgesang de Johannes Brahms, ample chant funèbre composé en 1858 sur le texte d’un poème du théologien du début du XVIe siècle, Michael Weisse. Hymne funéraire pour chœur mixte à quatre voix et instruments à vent, cette pièce de jeunesse de Brahms destinée à être interprétée au cimetière, au moment de l’inhumation du défunt, est orchestrée sans corde de manière à pouvoir être donnée en extérieur.

La Messe n°2 en mi mineur pour chœur et instruments à vents d’Anton Bruckner – composée en 1866 pour l’inauguration d’une chapelle de la cathédrale de Linz et finalement créée sur le parvis faute de place à l’intérieur du sanctuaire – présente la même singularité d’orchestration, ce qui justifie la pertinence de la coupler avec l’hymne funèbre de Brahms.

Dans ces deux œuvres, les vents de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg sonnent de manière grandiloquente et instaurent une solennité que la subtile direction de Léo Warynski vient nuancer à grand renfort de tempi mesurés. Les Métaboles sont eux aussi à leur affaire dans cette première partie de soirée : homogènes dans tous les registres, leur effectif emplissant sans difficulté le vaisseau de la basilique Sainte-Marie-Madeleine, ils démontrent une réelle intériorité dans l’évocation de la douleur comme dans les moments les plus extatiques de la liturgie de la messe. Si les pupitres masculins n’appellent que des éloges, ceux des sopranos émettent en début de concert quelques stridences que l’attention portée par le chef aux chanteurs permet de rapidement corriger.

La pièce principale du concert est cependant, après l’entracte, la Symphonie de Psaumes d’Igor Stravinsky qui donne son nom à l’ensemble du programme de la soirée. Rarement jouée, elle a été associée aux morceaux de Brahms et Bruckner précédents parce qu’elle partage avec eux la même singularité d’orchestration, les cordes des violons ayant été remplacées par deux pianos. Il découle de cette association singulière d’instruments une sonorité d’orchestre inhabituelle où se reconnait l’originalité de Stravinsky et les audaces du compositeur du Sacre du printemps.

À la différence des pièces du début du concert, la Symphonie de Psaumes se caractérise par une tonalité plus lumineuse. Stravinsky la compose en effet dans la première moitié de l’année 1930, à un moment de son existence où, taraudé de questionnements religieux, il effectue un retour à la foi orthodoxe de son enfance.

La fièvre que le chef Léo Warynski insuffle à sa direction d’orchestre et l’intensité que les Métaboles mettent dans leur chant révèlent les affinités que l’ensemble des musiciens entretient avec cette pièce méconnue du répertoire russe. Dans les tutti orchestraux et vocaux qui ponctuent la méditation des psaumes de David, instrumentistes et chanteurs délivrent une telle intensité que les spectateurs demeurent sidérés – et séduits – par un tel déferlement sonore.

Au terme du programme, Léo Warynski rappelle les liens étroits qui unissent son ensemble des Métaboles à la Cité de la Voix et partage avec le public l’anecdote de ses débuts comme jeune choriste dans son Alsace natale, raison pour laquelle il a convié les musiciens de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg à partager avec lui l’affiche de ce concert au programme largement inédit. Il conclut même sa brève allocution par une véritable déclaration d’amour aux Rencontres musicales dans lesquelles il voit « un phare » au sein du calendrier des festivals d’été.

En guise de bis, le chef et les chanteurs des Métaboles proposent au public intrigué une énigme musicologique en interprétant un morceau dont ils refusent de partager le titre et le compositeur. S’il n’est pas compliqué d’y reconnaître à plusieurs reprises un motif emprunté au Requiem de Mozart, plus rares sont les mélomanes qui auront su reconnaitre le Libera me d’Ignaz von Seyfried, composé en 1827 pour les funérailles de Beethoven.

Le lendemain dimanche, Léo Warynski et quelques éléments des Métaboles étaient encore présents à la basilique Sainte-Marie-Madeleine pour assurer l’animation musicale de la messe de clôture des Rencontres musicales. Pèlerins et mélomanes eurent ainsi l’occasion de les entendre dans une pièce de Purcell, « Remember not our offenses », chantée au début de l’office, ainsi que des morceaux de Poulenc, Taverner et Bird, la célébration se concluant par l’émouvant Ave Maria de Javier Busto.

Les artistes

Janua : échos du dernier Schisme

Ensemble Irini
Direction : Lila Hajosi
Mezzo-soprani : Eulalia Fantova et Helena Tajadura
Mezzo-alto : Fanny Chatelain
Contralto : Julie Azoulay
Ténors : Matthieu Chapuis et Olivier Merlin
Basses : Jean-Marc Vié et Sébastien Brohier
Sacqueboutes et trompettes médiévales : Sandie Griot et Clair McIntyre

 

Symphonie de Psaumes

Les Métaboles
Orchestre philharmonique de Strasbourg
Direction : Léo Warynski

Le programme

Janua : Échos du dernier Schisme

I/ Union

GUILLAUME DUFAY (1397-1474)
Apostolo Glorioso / Motet isorythmique dédicacé à Pandolfo Malatesta
O Gemma Lux / Motet isorythmique dédié à la protection d’un voyage au Péloponnèse

BRIQUET (XVème siècle)
Ma seule amour (sacqueboutes seules)

GUILLAUME DUFAY
Vasilissa ergo gaude / Motet isorythmique pour le mariage de Cléofe Malatesta avec le fils de l’empereur byzantin

ANONYME LAMPADARIOS (XIVème siècle)
Potirion sotiriou / Hymne de Communion utilisée pour les mariages orthodoxes. Transcription E. Skurat, arrangement L. Hajosi
En ti Erythra Thalassi / Theotokion dogmatique, récession de mariage orthodoxe. Transcription L. Hajosi, cor. ornementation F. Tavernier Vellas

 

II/ Concile

GUILLAUME DUFAY
Ecclesiae militantis / Motet dédié au pape Eugène IV

JANUS PLOUSIADENOS (1429-1500)
Canon pour le concile de Florence 

GUILLAUME DUFAY
Nuper rosarum flores / Motet isorythmique de consécration du Dôme de Florence dédié à Eugène IV

ANONYME (XVème siècle)
Recordare domine (sacqueboutes seules)

GUILLAUME DUFAY
Salve flos tuscae / Motet isorythmique dédié à la ville de Florence

ANONYME
Trisagion / Divine liturgie byzantine, arrangement L. Hajosi

 

III/ Chute

GUILLAUME DUFAY
Lamentatio Sanctae Matris Ecclesiae Constantinopolitanae

ANONYME (XIIIème siècle)
« Quid sum miser tunc dicturus?” extrait du Dies Irae

MANUEL DOUKAS CHRYSAPHES (1415-1480)
« O Theos ilthosan ethni » extrait de Lamentation sur la chute de Constantinople, arrangement L. Hajosi

 

Église Saint-Germain-d’Auxerre de Vault-de-Lugny, samedi 24 août 2024 – 16h00

 

Symphonie de Psaumes

JOHANNES BRAHMS (1833-1897)
Begräbnisgesang opus 13

ANTON BRUCKNER (1824-1896)
Messe n°2 en mi mineur pour chœur et instruments à vents WAB 27

IGOR STRAVINSKY (1882-1971)
Pater Noster
Symphonie de Psaumes

 

Basilique Sainte-Marie-Madeleine de Vézelay, samedi 24 août 2024 – 21h00