45e édition du festival d’Ambronay : la voix est libre
Lully, Chaplin, Fiesta española : Journal de bord du 6 octobre 2024
Lully, Chaplin, Una Fiesta española : concerts du 6 octobre
Octobre, les feuilles tombent comme les températures, mais la récolte au Festival d’Ambronay (dans le Bugey) est toujours fructueuse et la chaleur des publics, intacte ! Avec la thématique « la voix est libre », cette 45e édition fait la part belle à la voix humaine que compositeurs et poètes ont cultivée sous tant de facettes. De la voix soliste (Adèle Charvet, Philippe Jaroussky, Lea Desandre, Paul Figuier…) au grand chœur (Cappella Mediterranea, Spirito) en passant par le madrigal (Les Cris de Paris, La Néréide…), la cantate (Les Arts Florissants ; Les Talens lyriques), l’opéra (Alcina) ou le conte (Gilgamesh), la programmation l’explore dans tous ses éclats.
A l’ombre de Lully avec l’ensemble La Palatine
Pour sa troisième prestation au Festival d’Ambronay, La Palatine mise sur les compositeurs italiens éclipsés par l’omnipotent Jean-Baptiste Lully sous le règne de Louis XIV. Certes, on connaît le parcours du jeune florentin, arrivé à la cour de Versailles, et contribuant à la naissance d’un genre lyrique national comme Surintendant à l’Académie royale de musique. On sait moins que l’influence ultramontaine est permanente depuis le règne de Mazarin jusqu’à celui du duc d’Orléans, devenu Régent.
En 2022, La Palatine découvrait les musiciens italiens du Seicento dans leur premier enregistrement (Il n’y a pas d’amour heureux, Ambronay éditions). Ici, élargis à huit instrumentistes, ils poursuivent leur exhumation en donnant vie aux airs d’opéra (Francesco Cavalli) ou de tragédies lyriques (Theobaldo di Gatti, Paolo Lorenzani) ainsi qu’aux danses d’opéra-ballet (J.-B. Stuck, André Campra, Michel de la Barre) des ultramontains et provençaux (A. Campra) sur la scène parisienne. Sans oublier l’un des Psaumes de David, signé de la compositrice vénitienne Antonia Bembo, exilée à Paris et pensionnée par le Roi-Soleil. L’auditeur est frappé par leur appropriation du récit et de la déclamation française. D’autant que l’appropriation est tout aussi réussie dans les rigaudons bondissants ou les pas chassés (T. di Gatti), tandis que l’élégance des danses de Campra préfigure celles de J.-P. Rameau. Aussi attendons-nous avec impatience la sortie de leur album A l’ombre de Lully (Harmonia Mundi, 2025).
Au cœur de cette programmation, la soprano Marie Théoleyre surclasse ses précédentes prestations par sa maturation de jeune tragédienne – le sublime atteint dans la tragédie Scylla (Gatti) ou dans la déploration (« Pleurez mes yeux ») de Héraclite et Démocrite (Stuck). Sur le souffle, un large ambitus lui permet de sculpter chaque phrasé. Pour autant, l’expressivité légère et chatoyante est toujours dans ses cordes dans la cantate italienne. Ses partenaires instrumentistes caractérisent chaque pièce avec subtilité tout en variant les configurations de la basse continue (la gambiste Noémie Lenhof) : couleurs et articulations balisent ce parcours. On pourrait juste souhaiter davantage d’élan plutôt qu’une attention soutenue aux détails, impulsée par Guillaume Haldenwang depuis le clavecin. En bis, l’hommage rendu au théorbiste disparu de La Palatine (Nicolas Wattinne), via la chanson Septembre de Barbara (arrangement de Joseph Boisseau pour la formation) s’exprime avec une émotion partagée par le public emplissant l’abbatiale.
Charlie Chaplin musicalisé par Les Voix animées
En direct et a cappella, quatre comparses des Voix Animées tissent un contrepoint musical ludique au pied de l’écran de Charlie Chaplin. Charlot policeman (Easy Street, 1917) et Charlot s’évade (The Adventurer, 1917) sont “musicalisés”, comme c’était l’usage pour le cinéma muet. Et auparavant, pour les spectacles de pantomime à la Debureau. Les comparses forment un quatuor vocal qui séduit dès le lever de rideau avec l’iconique Smile de Chaplin : Sofie Garcia (soprano), Raphaël Pongy (contre-ténor), Damien Roquetty (ténor) et Luc Coadou (baryton), directeur de l’ensemble vocal.
Pour ne pas risquer de redondance avec ces deux sketchs de génie, au comique si millimétré, la performance du quatuor consiste à bruiter les gestiques, poursuites et bagarres en collant à leur tempo et à leur registre dramatico-social. Les chanteurs sont sobrement vêtus en clones de Charlot (chapeau melon et marinière, visage passé au blanc), alignés soit à Jardin, soit à Cour pour garder l’œil sur la pellicule. Ils passent à leur moulinette l’ouverture de Guillaume Tell ou la Chevauchée des Walkyries pour les épisodes batailleurs, l’aria séraphique de la Suite en ré (J.S. Bach) pour habiter le culte évangélique. Leur melting-pot amalgame la chanson avec paroles – de Janequin jusqu’à La tactique du gendarme – au latin de cuisine et se risque dans un Vol du bourdon (Rimski-Korsakov) ou l’un des Tableaux d’une exposition (Moussorgski) totalement maîtrisés : chapeau ! Le plaisir d’écoute est augmenté par l’usage d’onomatopées qui scandent les citations instrumentales. Etourdissants de verve et d’ironie, les arrangements sont signés par Alexis Roy. Le public fait le reste : les éclats de rire fusent de toute part au sein d’un auditoire intergénérationnel dans la salle polyvalente d’Ambronay.
Fiesta española en clôture du Festival avec l’ensemble Cantoria
Comme les années précédentes, l’ensemble espagnol Cantoria (Barcelone) enflamme l’auditoire pour la clôture du Festival. Ce n’est pas seulement la polyphonie qui propage l’esprit festif. C’est aussi une manière d’être de ces jeunes instrumentistes et chanteurs : des gestes de réciprocité, des va-et-vient sur le devant de scène qui s’adressent avec naturel au public, etc.
Après avoir exploré en 2022 les Ensaladas de Mateo Flecha (CD, Ambronay éditions), Cantoria explore ce soir les polyphonies vocales et instrumentales des XVIIe et XVIIIe siècles ibériques, produites lors de célébrations religieuses. Les genres des villancicos et des jácaras s’appuient sur une hybridation de la tradition savante et de celle populaire « pour attirer les gens à l’église avec des rythmes amusants, des chansons populaires, des allusions politiques et des plaisanteries » (notes de programme).
Sous la direction du ténor Jorge Losana, visiblement secondé par l’experte soprano Inès Alonso, une quinzaine de pièces fait virevolter les chants en alternance de danses aux cordes pincées (harpe, théorbe, guitare, clavecin). Avec sept chanteurs tous investis, les chants d’origine populaire de José de San Juan (1687-1747) ou bien les Jácaras de Sebastien Duron (1660-1716) séduisent l’auditoire. Quant au Fandango de Santiago de Murcia (1673-1739), il envoûte par la puissance de son ostinato (sur cadence gitane). Les couleurs instrumentales ne sont pas en reste dans des arrangements qui font « tourner » la séquence du refrain au fil d’une amplification sonore. Pour exemple, la pittoresque pièce De repiques de campana (José de San Juan) met en vibration les voutes et travées par ses clochettes frappées et les ding ding chantés. Ce soir, les vêpres d’Ambronay sont festives et ibériques !
. « A l’ombre de Lully » :
Marie Théoleyre (soprano et direction)
Guillaume Haldenwang (clavecin et direction)
Josef Zak, Giovanna Thiébaut (violons)
Murielle Pfister (alto)
Noémie Lenhof (viole de gambe)
Caroline Liéby (harpe)
Victorien Disse (théorbe)
. Ciné-concert Chaplin :
Sofie Garcia (soprano)
Raphaël Pongy (contre-ténor)
Damien Roquetty (ténor)
Luc Coadou (baryton) et directeur des Voix Animées
. Una Fiesta española :
Ensemble Cantoria, direction Jorge Losana
. « A l’ombre de Lully » : extraits de J.-B. Lully, Theobaldo di Gatti, Paolo Lorenzani, J.-B. Stuck, Antonia Bembo, André Campra, Michel de la Barre
. ciné-concert Charlie Chaplin : arrangements d’Alexis Roy d’après Janequin, J.S. Bach, Rossini, Verdi, Moussorgski, Wagner, La tactique du gendarme, etc.
. Una Fiesta española : œuvres de José de San Juan, Joan Cererols, J.B. Comes, Sebastian Duron, J. Martinez de Arce, J. F. de Iribarren, Santiago de Murcia, Mateo Romero
Festival d’Ambronay, concerts du 6 octobre 2024.