Brillante idée qu’ont eue le Théâtre du Capitole et I Gemelli de programmer cette Alcina d’une compositrice encore bien mal connue (voire inconnue) du grand public. Francesca Caccini (1587-1645), surnommée la Cecchina (diminutif toscan de Francesca), est née en 1587, dans une famille de musiciens réputés de Florence. Son père Giulio Caccini (1551-1618) est considéré comme étant l’un des inventeurs de l’Opéra.
C’est une personnalité exemplaire de la floraison musicale de la première moitié du XVIIe siècle italien. Après des études musicales poussées, elle écrivit des musiques de scène, des ballets, des cantates et autres chansons, toutes malheureusement perdues. Subsistent des œuvres vocales extraites de son Primo libro delle musiche a une e due voci, avec force ornementations virtuoses .
La Liberazione di Ruggiero dall’ Isola d’Alcina, commandée par la régente Marie-Madeleine d’Autriche, inspirée de l’Arioste et créée en février 1625, est son seul « opéra » publié et conservé. Cette œuvre en trois actes met en scène deux magiciennes, la mauvaise et séduisante Alcina et la bienfaisante Melissa qui se disputent l’âme du chevalier Ruggiero, fils d’un chevalier chrétien et d’une dame sarrasine. Sont mis en scènes des chœurs de plantes enchantés, sirènes et monstres marins. L’œuvre n’est pas à proprement parler une découverte : elle a déjà fait l’objet de plusieurs enregistrements (notamment par les ensembles Allabastrina-la Pifarescha et Romabarocca) ; elle n’en demeure pas moins très rare, et sans doute de nombreux spectateurs du Capitole l’entendaient-ils pour la première fois.
© Michal Novak
L’action prend place devant le grand rideau de scène baissé du Théâtre du Capitole, sur l’espace dédié à la fosse d’orchestre recouvert. La douzaine de musiciens de l’ensemble I Gemelli est installée à droite et gauche. Et l’on est sous la charme de cette joie et de cette complicité qui se lit sur leurs visages, du vrai plaisir qu’ils ont à partager avec nous cette œuvre rare.
Fondé en 2018 par Emilio Gonzalez Toro, chef-chanteur, et son épouse Mathilde Etienne (qui règle ici une mise en espace sobre du spectacle), l’ensemble est comme on sait spécialisé dans la musique du XVIIe et défend souvent des partitions peu courantes voire inédites… mais pas que : des œuvres telles Le Retour d’Ulysse dans sa patrie, deuxième opéra de Monteverdi (1567-1643) ou Orfeo font également partie de son répertoire.
Une estrade installée au fond est réservée au chœur, constitué d’une dizaine de chanteurs.
L’espace central laissé vide est alloué aux chanteurs principaux du drame. Le dispositif scénique est efficace et permet à tous de s’exprimer pleinement pendant ces deux heures, faisant entendre ce qu’on pourrait appeler une « déclamation vocale », qui suivrait la rhétorique du texte et s’attacherait à sa mise en valeur. Car il faut ici se laisser emporter et oublier tous les standards de l’opéra auxquels nous sommes habitués – et oublier notamment la célébrissime Alcina de Händel, créée dans un tout autre contexte, quelque cent ans plus tard (1735), en Angleterre. Il n’y a en effet aucun air dans l’œuvre de Francesca Caccini, mais une succession de chants et madrigaux reposant sur la monodie accompagnée.
On retient des moments de pure beauté, comme le duo des demoiselles d’honneur d’Alcina, chantant la sérénité de l’endroit (« Aure volanti ») et dont le canon se transforme en trio (« Antri gelati ») suivi d’une ritournelle instrumentale en guise de conclusion.
Et comme, à cette époque de l’opéra tout juste naissant (l’Euridice de Peri date de 1600), nous sommes malgré tout tentés, à l’écoute de cette œuvre, de nous raccrocher à quelque chose, on peut ici ou là établir des parallèles entre certaines parties de cette Alcina et les sublimes Livres de madrigaux de Monteverdi.
Emilio Gonzalez Toro est donc présent à la direction musicale tout en chantant le rôle de Ruggiero. Il est ici extraordinaire de puissance dans ce rôle, vocalement, dramatiquement, alors qu’il supervise dans le même temps l’interprétation des choristes et des musiciens.
La mezzo Alix le Saulx (habituée des rôles monteverdiens – mais aussi de celui de Marcelline dans Les Noces de Figaro) est des plus convaincantes, tant par sa voix ample que par son jeu de scène habité et tourmenté. La contralto Lorrie Garcia, d’origine marseillaise, interprète le rôle de Melissa, avec noblesse et retenue, mais aussi avec une grande justesse dans la projection, sa voix puissante emplissant tout le Capitole. Une artiste à suivre, dont le répertoire est visiblement très éclectique : outre les compositeurs baroques (Händel, Sartorio, Caccini), elle a également déjà chanté Madama Butterfly, Macbeth, ou encore Adrienne Lecouvreur.
Tous les autres chanteurs (Juan Sancho, Natalie Perez, Nicolas Brooymans, Jordan Mouaissia, Mathilde Étienne, Cristina Fanelli, Pauline Sabatier) sont excellents dans leurs interventions respectives, souvent brèves.
Triomphe à l’issue de cette magnifique et originale soirée, dont on ne compte plus le nombre de rappels et qui nous vaudra un bis : quelques instants de grâce, pour le plus grand bonheur du public. Pour celles et ceux qui n’ont pas eu la chance d’être présentes et présents, cette œuvre sera redonnée à Versailles en mars 2025. Paraîtra alors dans la foulée un nouvel enregistrement de cette Alcina.
Alcina : Alix le Saux
Ruggiero : Emiliano Gonzalez Toro
Melissa : Lorrie Garcia
Neptune / Astolfo : Juan Sancho
Demoiselle / Messagère : Natalie Perez
Un Monstre : Nicolas Brooymans
Berger / La Vistule : Jordan Mouaissia
Sirène / Demoiselle : Mathilde Étienne, Cristina Fanelli, Pauline Sabatier
Ensemble I Gemelli, dir. Emiliano Gonzalez Toro
Mise en espace : Mathilde Étienne
La liberazione di Ruggiero dall’isola d’Alcina
Opera comica en quatre scènes de Francesca Caccini, livret de Ferdinando Saracinelli, d’après Orlando furioso de l’Arioste, créé le 3 février 1625 à la Villa di Poggio Imperiale de Florence.
Opéra National du Capitole de Toulouse, concert du dimanche 13 octobre 2024.