Andrea Chénier : le retour ?
Créé triomphalement à la Scala le 28 mars 1896, Andrea Chénier fut longtemps un opéra extrêmement populaire, avant que le répertoire italien fin de siècle ne fasse l’objet, à la fin du XXe siècle, d’un mépris certain des directeurs de salles comme des critiques, le seul Puccini parvenant à se maintenir au répertoire – tout en faisant lui aussi régulièrement l’objet de remarques acerbes et méprisantes d’une certaine « élite » musicale. Les efforts conjugués d’un Nicolas Joël il y a quelques années (il osa programmer sur la scène de l’Opéra non seulement Chénier mais aussi Francesca da Rimini de Zandonai et les – un peu – plus célèbres Adriana Lecouvreur et Trittico) et de Daniele Rustioni aujourd’hui, visiblement très attaché à ce répertoire, suffiront-ils à redonner toute sa place à cette esthétique musicale en général, et à Andrea Chénier en particulier ?
Il est vrai que le retour du chef-d’œuvre de Giordano dans une production scénique pose aujourd’hui question : avec un livret multipliant les allusions historiques et allant jusqu’à faire apparaître Robespierre au deuxième acte, avec une partition citant La Marseillaise, le Ça ira ou Dansons la carmagnole, les metteurs en scène peuvent-il, comme ils aiment à le faire depuis un demi-siècle, transposer l’œuvre dans un atelier de couture clandestin, un hôpital militaire ou sur la Lune ? On rétorquera qu’a priori, Les Troyens, Carmen ou Aida ne se prêtaient pas à de telles transpositions, dont ils ont pourtant fait l’objet – avec des fortunes diverses. Quoi qu’il en soit, c’est en version de concert que l’Opéra de Lyon propose ce soir Andrea Chénier : dépourvu de toute lecture scénique, c’est pourtant la force des situations dramatiques qui saute aux oreilles du spectateur – plus, à vrai dire, qu’une vraie « tension » dramatique, l’intrigue souffrant d’une construction un peu lâche, mais aussi du parallèle qu’on ne peut s’empêcher d’établir, à l’acte III, avec Tosca, qui ne sera créée que quatre ans plus tard : un soprano luttant contre les assauts libidineux du baryton, avant de lui céder afin de sauver la vie de celui qu’elle aime, non sans avoir interrompu la progression dramatique par une belle parenthèse lyrique (« Vissi d’arte » chez Puccini, « La mamma morta » chez Giordano). Un parallèle qui, il faut l’avouer, tourne à l’avantage de Puccini, dont le sens dramatique apparaît (dans cette scène du moins) plus aiguisé que celui de son cadet.
Rustioni au sommet
Deuxième caractéristique qui s’impose à l’écoute de l’œuvre : l’incroyable richesse de l’orchestre de Giordano qui, sous la baguette d’un Daniele Rustioni investi comme jamais, sonne tout sauf bruyant ou vulgaire – deux épithètes souvent accolées au répertoire dit « vériste ». À la tête d’un orchestre et de chœurs (ceux de l’Opéra de Lyon) chauffés à blanc, Daniele Rustioni délivre une lecture magistrale de l’œuvre, dont toutes les composantes sont mises en lumière : violence dramatique, lyrisme intense, nostalgie (notamment dans les pages « façon XVIIIe », telle la Gavotte qui conclut le premier acte), raffinement des détails : tout y est, avec éclat mais sans ostentation, sans faute de goût, avec une efficacité théâtrale et surtout une « classe » constantes. Du très grand art, salué par un public visiblement (et justement !) très attaché à son chef maison.
La distribution : quand la profusion n’exclut pas la qualité
Une autre raison expliquant peut-être la relative rareté de cet opéra sur nos scènes aujourd’hui réside dans la très nombreuse distribution qu’elle requiert, l’œuvre présentant pas moins de quinze personnages différents ! Or il n’y a rien de plus décevant qu’un excellent trio vocal distribué dans les rôles principaux, « gâché » par les interventions médiocres de comprimari peu aguerris. Sur ce plan-là, l’Opéra de Lyon a parfaitement fait les choses, et si l’on remarque avant tout, dans la galerie des personnages secondaires, le Mathieu et le Fléville d’Alexander de Jong, la Comtesse ou la Madelon de Sophie Pondjiclis ou encore la Bersi de Thandiswa Mpongwana, tous les autres interprètes (ils sont issus du Lyon Opéra Studio ou des chœurs) seraient à citer (voyez leurs noms dans notre rubrique « Artistes »).
Un trio de tête exceptionnel
Enfin, les trois rôles principaux sont ce soir tenus par des interprètes d’exception. Quelques jours après son superbe récital verdien donné dans le cadre du Festival Verdi de Parme, nous retrouvons Amartuvshin Enkhbat dans un forme vocale superlative. Visiblement débarrassé du petit rhume qui avait (à peine) entravé sa prestation au théâtre de Fidenza, le baryton ne fait qu’une bouchée du rôle de Gérard, dont il possède vocalement toutes les caractéristiques : l’arrogance et la puissance bien sûr, mais pas que : Gérard n’est pas Scarpia, et la voix doit savoir prendre des teintes plus mélancoliques, pour le « Son sessant’anni » du premier acte, mais aussi pour préparer et rendre crédible le revirement final du personnage. Renonçant au « urlo » permanent et si lassant, au point de sembler faire sienne la réplique de Gérard au troisième acte, où le personnage déclare « renoncer au cri sacré » (« Or io rinnego il santo grido! »), Amartuvshin Enkhbat parvient parfaitement à faire vivre toutes les facettes du personnage et remporte un véritable triomphe aux saluts finals !
Anna Pirozzi prouve une nouvelle fois qu’au-delà d’une étonnante puissance vocale, elle est capable de raffinements inattendus, de colorer avec subtilité sa ligne de chant, de nuancer en fonction des situations dramatiques : le personnage qu’elle dessine, sensible, passionnément amoureux, est à l’opposé des Maddalena tonitruantes et univoques auxquelles on le réduit parfois. Sa « Mamma morta » sera à juste titre longuement acclamée.
C’est à Riccardo Massi qu’échoit l’exigeant rôle-titre. Certains déploreront peut-être une projection un peu limitée, un slancio qui n’est peut-être pas celui de tel ou tel autre lirico spinto. Il est vrai que l’on a entendu dans le rôle un Mario del Monaco ou un Franco Corelli, et que le créateur de Chénier, Giuseppe Borgatti, fut également le premier Siegfried italien. Pourtant, le rôle s’accommode fort bien de voix moins « clinquantes », faisant passer l’émotion et le raffinement avant la puissance vocale : faut-il rappeler que Bergonzi, et avant lui Cigli y ont remporté de très grands succès ? Quoi qu’il en soit, si la voix de Riccardo Massi est suffisamment puissante pour venir à bout des tutti orchestraux (notamment dans le redoutable duo final), on l’apprécie encore plus dans les moments tendres ou élégiaques, où il fait preuve d’une très belle délicatesse dans le phrasé (« Comme un bel di di maggio »). Il propose in fine une incarnation très touchante et parfaitement convaincante du poète français, mélange de force et de fragilité, de résilience et d’abandon, d’amour et de vaillance – qui, personnellement, nous séduit et nous émeut plus qu’une interprétation toute en « muscles ». Beau succès également à l’applaudimètre pour le ténor italien !
La soirée se solde par un triomphe mémorable, le public fêtant dans une longue et vibrante ovation tous les artistes, et manifestant également de toute évidence son plaisir à (re)découvrir un répertoire encore trop peu présent sur nos scènes. Rendez-vous vendredi soir au Théâtre des Champs-Élysées pour une deuxième exécution de ce concert « révolutionnaire » !
Andrea Chénier : Riccardo Massi
Madeleine de Coigny : Anna Pirozzi
Charles Gérard : Amartuvshin Enkhbat
La Comtesse de Coigny et Madelon : Sophie Pondjiclis
Bersi : Thandiswa Mpongwana*
Un Incroyable : Filipp Varik**
L’Abbé : Robert Lewis*
Jean-Baptiste Mathieu et Pierre Fléville : Alexander de Jong**
Roucher : Pete Thanapat*
Dumas / Schmidt : Hugo Santos**
Le Majordome : Antoine Saint-Espes***
Fouquier-Tinville : Kwang-Soun Kim***
Orchestre et chœurs de l’Opéra de Lyon, dir. Daniele Rustioni
Chef des chœurs : Benedict Kearns
Assistant à la direction musicale : Hugo Peraldo
* Membres du Lyon Opéra Studio, promotion 2022/2024
** Membres du Lyon Opéra Studio, promotion 2024/2026
*** Artistes des Chœurs de l’Opéra de Lyon
Andrea Chénier
Opéra en 4 actes d’Umberto Giordano, livret de Luigi Illica, créé à la Scala de Milan le 28 mars 1896.
Auditorium de Lyon, concert du mardi 15 octobre 2024.
1 commentaire
J’y étais et ce fut pour moi un magnifique moment. Émotion sublimée, nul nécessité d’une mise en scène tellement les voix, les regards et la musique suffisaient à nous envelopper, nous emporter.