Naples, Simon Boccanegra, 13 octobre 2024
Dans une mise en espace signée de l’architecte japonais Kengo Kuma, la distribution vocale réunie par le teatro San Carlo, chauffée à blanc par la direction passionnée de Michele Spotti, conduit le spectateur dans un univers d’intérêts de pouvoir et de drames intimes dont il aura pu goûter chacun des reliefs. Retour sur un triomphe.
Un legato montant des profondeurs de la mer…
Tout auditeur de Simon Boccanegra est toujours frappé de constater l’importance de la mer dans la construction de cet ouvrage, probablement l’un des plus importants et les plus émouvants de la production verdienne.
Reposant essentiellement sur la présence d’une structure scénographique volumineuse d’Alcantara – que l’on pourrait assimiler à un barnum de quelque…700 m2 venant envelopper toute la superficie du plateau -, la mise en espace de Kengo Kuma, évoquant à l’occasion vagues, volutes et éléments maritimes, se limite principalement à un habillage de la scène, faisant de cette dernière un protagoniste central du drame où le chœur – à l’antique ! – suit et commente l’action depuis la partie supérieure du plateau et où les personnages s’affrontent sur la partie inférieure. Placé en fosse, l’orchestre laisse le champ libre à la parfaite visibilité des mouvements scéniques par le spectateur. Si les lumières préparées par l’éclairagiste Filippo Cannata mettent souvent en évidence les clairs/obscurs d’une partition qui en est friande, il nous a personnellement manqué, justement, la couleur marine pourtant centrale ici.
C’est donc bien heureusement dans l’architecture musicale crée par Michele Spotti que l’auditeur va pouvoir s’abreuver en profondeurs marines et en bruissements impressionnistes évoquant cette nature méditerranéenne si spécifique à la côte ligure. Ces quelques lignes ne peuvent suffire à décrire toute la magie que l’orchestre du San Carlo aura réussi à dégager, lors de cette représentation, pour suggérer le calme de la mer, dans la nuit, au Prologue, ou à l’apparition de l’aurore au début du premier acte. Ici, le parfait dosage des lignes de cordes jouant legatissimo, entrecoupées des accents soudains des bassons ou des trombones, joint à la légèreté aérienne des bois (poétiques clarinette et hautbois de Luca Sartori et d’Umberto d’Angelo) permettent immédiatement au mariage sonore du ciel et de la mer de se dessiner sous nos yeux. C’est de toute beauté. Ailleurs, les tempi du maestro Spotti passent de l’état aérien au stade de la nervosité dramatique inhérente à l’action en marche sur scène : cela nous permet d’assister, en particulier, à un tableau de la salle du Conseil anthologique où la phalange napolitaine et son maestrissimo, sans jamais négliger la peinture psychologique des personnages, dressent une véritable cathédrale sonore qui déferle, comme un torrent, à notre écoute. Impressionnant comme rarement.
Une distribution anthologique
Combien il est heureux que le label fondée par Marina Rebeka, Prima Classic, ait eu la bonne idée d’enregistrer cette soirée ! Il n’est, en effet, pas si fréquent de tenir une distribution à un tel degré d’excellence et d’émotion vocale.
Commençons par louer les artistes du chœur, parfaitement préparés par Fabrizio Cassi : personnage central de l’ouvrage qui, dès le Prologue, décide du destin du corsaire Boccanegra avec ses marins et artisans électeurs, puis pleure la mort de Maria, avec ses femmes de la maison des Fiesque, l’ensemble parthénopéen joue sur du velours grâce au travail de chef de chant effectué par Michele Spotti, toujours attentif à donner toutes les attaques et à permettre les interventions de plus en plus véhémentes de la foule lors de la révolte au premier acte. Du murmure et des nuances a bocca chiusa les plus subtiles à la férocité la plus débridée, le travail du chœur du San Carlo nous a littéralement scotché à notre fauteuil.
Les interventions solides de la basse Andrea Pellegrini (Pietro) nous préparent à celles du Paolo Albiani de Mattia Olivieri. Artiste dont on parle de plus en plus en Italie[1], ce jeune baryton dispose d’un matériau de belle facture, sans doute encore un peu clair pour ce que l’on attend dans ce rôle de conspirateur ambitieux finalement traître à son doge, en particulier dans le très attendu « Sia maledetto ! » à la fin du I où l’envergure manque un peu même si, au début de l’acte suivant, le monologue au cours duquel Paolo empoisonne la coupe destinée à Simone permet au chanteur de délivrer un fort beau mi bémol aigu sur son « Tu, che m’offendi ».
On a souvent l’occasion de lire – et d’écrire nous-même ! – que Michele Pertusi, malgré les années, est un artiste au matériau qui semble inoxydable. Force est de constater, à l’issue de cette soirée, que c’est non seulement encore le cas[2] (quelle ligne vocale constamment maintenue, quelle assise dans les fa et fa dièse de la plupart de ses fins de phrases et en particulier dans le « Addio » qui termine son premier duo avec Simone !) mais que ce si attachant artiste – que l’on suit depuis 1984 (!) – est encore en capacité de surprendre dans un rôle qu’il a pourtant déjà interprété de si nombreuses fois : dans le largo qui s’élève lors de son dernier duo avec Boccanegra, Michele Pertusi est bluffant de grandeur vengeresse puis d’émotion sincère sur les lamenti de l’orchestre et de la clarinette solo. Pour lui seul, cette soirée serait déjà à graver d’une pierre blanche.
Comme on pouvait s’en douter, bien d’autres bonheurs vocaux sont encore au rendez-vous, à commencer par ceux prodigués par le couple ténor/soprano incarné par Francesco Meli et Marina Rebeka. Disons-le tout net : le ténor génois continue à trouver en Gabriele Adorno un rôle correspondant parfaitement, nous semble-t-il, à son ambitus vocal. Dès son chant en coulisses, sur fond de harpe, nous retrouvons cette couleur de voix qui, ici, n’a pas à vouloir donner l’illusion d’être spinto quand elle est foncièrement lyrique. La clarté de l’émission fait merveille non seulement dans le duo du I avec Amelia, où Meli est capable de modulations brillantes, mais aussi dans celui qui suit avec Fiesco où la mention « sostenuto religioso » figurant sur la partition trouve dans ce chant sur le souffle une somptueuse illustration. Au deuxième acte, la déclamation tourmentée du récitatif « O inferno ! » puis l’air « Cielo pietoso, rendila » permettent, sans passage en force, une véritable leçon de beau chant où, en totale osmose avec la succession de crescendi/diminuendi à l’orchestre, le musicien nous gratifie d’un lamento de grande noblesse d’expression.
Dès son apparition en scène, dans une robe couleur nuit étoilée, nous retrouvons cette même noblesse dans le chant de Marina Rebeka. On a pu parfois attendre davantage d’incarnation chez la soprano lettone : en Amelia/Maria, l’artiste donne à entendre un chant verdien d’une pureté qui force l’admiration et un cantabile sans effet mais d’une totale adéquation avec la simplicité du personnage. Ici encore, les moments mémorables sont nombreux, des duos avec le ténor à la scène de la reconnaissance avec son père où la chanteuse passe de courbes vocales ascendantes aux plus intimes nuances. De même, son élévation diaphane sur le mot « Pace ! » lors du concertato de l’acte I ainsi que ses phrases angelicate accompagnées par les violons jusqu’au la bémol (« Risponderà dal cielo/Pietade al mio dolore ») lors de la mort du Doge achèvent de nous persuader que le fan club déchaîné de l’artiste, venu en nombre, a d’excellentes raisons de suivre cette bien belle artiste !
C’est à Ludovic Tézier (applaudi encore en février dernier à l’Opéra de Paris en ce même rôle) que l’on consacrera tout naturellement les dernières phrases de ce compte rendu : avec les années, son interprétation du corsaire génois devenu premier doge de Gênes s’est davantage incarnée et permet au baryton marseillais, même dans une version mise en espace, de donner à voir et à entendre une vision quasi- shakespearienne du personnage. On ne sait que louer le plus, lors de cette soirée, entre la puissance de phrases telles que « Fratricidi !!! Plebe ! Patrizi ! Popolo » ou encore « Sia maledetto ! e tu ripeti il giuro », glaçante comme il se doit mais jamais au détriment de la noblesse de l’accent et du legato, et le frémissement de la ligne de chant sur le sublime « Oh refrigerio !… La marina brezza !.. Il mare !… il mare ! » où Tézier sait assouplir son organe pour pleinement le fusionner aux pupitres des cordes. Partout, c’est la générosité d’un chant au zénith qui nous transporte mais surtout nous émeut : lorsque Simone lance sur le souffle son « Figlia ! » à la fin du duo avec Maria retrouvée, lorsqu’il s’agrippe à Fiesco, lors de sa réconciliation finale, dans un geste que l’on n’est pas prêt d’oublier de si tôt.
Si jamais l’expression de chant humaniste a une chance d’avoir un sens, c’est en Ludovic Tézier qu’elle se retrouve, ce soir au San Carlo de Naples, en pleine lumière.
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[1] Première Loge a déjà rendu compte, en autres spectacles, de ses prestations à Paris dans Lucia di Lammermoor en février 2023, ou à Naples dans I Vespri siciliani et à Gênes dans Beatrice di Tenda la saison dernière. Il a par ailleurs accordé une interview à Stéphane Lelièvre en mars 2023.
[2] Ce dont les récentes prestations dans le Stabat Mater de Rossini au festival de Radio France-Montpellier ou le Macbeth d’octobre dernier à Parme nous avait déjà ô combien persuadé !
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Retrouvez sur Première Loge Opéra nos interviews de Ludocic Tézier, Marina Rebeka, Mattia Olivieri ou Michele Spotti .
Simon Boccanegra : Ludovic Tézier
Jacopo Fiesco : Michele Pertusi
Gabriele Adorno : Francesco Meli
Paolo Albiani : Mattia Olivieri
Pietro : Andrea Pellegrini
Amelia Grimaldi/Maria Boccanegra : Marina Rebeka
Un capitaine des arbalétriers : Vasco Maria Vagnoli
Une servante d’Amelia : Silvia Cialli
Chœur du Teatro San Carlo, direction : Fabrizio Cassi
Orchestre du Teatro San Carlo, direction : Michele Spotti
Mise en espace :Kengo Kuma
Lumières : Filippo Cannata
Simon Boccanegra, opéra en un prologue et trois actes de Giuseppe Verdi (1813-1901), livret de Francesco Maria Piave et Arrigo Boito, crée au teatro alla Fenice, Venise, 12 mars1857 puis, pour sa version définitive, au teatro alla Scala, Milan, le 24 mars 1881.
Teatro San Carlo de Naples, représentation du 13 octobre 2024.