Agitata aux Concerts d’automne (Tours)
En une dizaine d’années, Alessandro Di Profio est parvenu à faire des Concerts d’automne un rendez-vous immanquable de l’agenda culturel tourangeau. Programmées sur deux weekends consécutifs, ces rencontres musicales sont essentiellement consacrées au répertoire vocal et innervent toute la métropole de Tours. Première loge s’est rendue sur les bords de la Loire pour les trois derniers concerts de cette IXe édition.
À la fin de l’envoi, je touche
On aurait tort de réduire un « bon concert » à la somme d’interprètes virtuoses et d’un programme aux titres alléchants. Les grands concerts – ceux que l’on garde toute la vie en mémoire et qui continuent de nous hanter longtemps après que les applaudissements se sont tus – sont d’abord ceux qui obéissent à une dramaturgie et qui nous cueillent précisément au moment où risquait de poindre l’ennui.
Ce vendredi, il a suffi que Samuel Mariño s’approche d’un pas hésitant du bord de la scène du Grand Théâtre pour que le concert Agitata prenne soudain une autre dimension. Fragile silhouette habillée de strass et de paillettes, le micro tremblant au creux de sa main, le contre-ténor vénézuélien s’adresse au public d’une voix blanche pour évoquer la journée mondiale de la santé mentale.
Le texte qu’il a préparé et qu’il lit lentement en accrochant sur quelques mots ne dissimule rien des démons qui le hantent et des difficultés contre lesquelles il se bat quotidiennement. Sans voyeurisme mais de manière impressionniste, Samuel Mariño partage avec le public médusé une part éminemment intime de lui-même ; et lorsqu’il entonne immédiatement après la mélodie plaintive de « Lascia ch’io pianga », la musique de Haendel et les paroles du libretto de Giacomo Rossi résonnent soudain de manière bouleversante aux oreilles des spectateurs.
Quand un interprète fait à ce point corps avec ce qu’il chante, il devient impossible pour le critique de formuler le moindre jugement tant il parait évident que ce soir-là, à Tours, ce jeune artiste avait viscéralement besoin de partager par la musique une part intime de lui-même. Lorsque Samuel Mariño chante « Lascia ch’io pianga », on oublie instantanément la manière dont Cecilia Bartoli, Andreas Scholl ou Philippe Jarrousky l’ont interprété avant lui. Le contre-ténor vénézuélien n’a effectivement pas son pareil pour chanter sur le fil des larmes, la voix ombrée de mélancolie et chargée des sanglots auxquels – par pudeur – il ne veut pas s’abandonner.
Foudroyé d’émotion, le public lui prête alors une qualité d’écoute inouïe et l’ovation qui ponctue cet aria est à l’aune de la rareté du moment qui vient d’être partagé. Les standing ovations n’ont de raison d’être que par leur extrême rareté, et si le public tourangeau a spontanément souhaité témoigner son affection à Samuel Mariño en l’applaudissant debout, c’est précisément parce qu’il s’est produit dans ce théâtre et à cet instant précis un petit miracle musical touché par la grâce.
Pop star
Dieu sait pourtant que le concert avait commencé à pas feutrés et que le public a mis du temps à se dégeler, surpris d’abord de découvrir sur scène la silhouette d’un artiste qui assume crânement des chaussures à talons argentées, une broche en sautoir et des ongles impeccablement manucurés.
Parmi la jeune génération des contre-ténors qui a éclos ces dernières années, Samuel Mariño n’est effectivement pas le plus connu : Franco Fagioli, Jakub Orlinski, Bruno de Sá ou David Hansen ont peut-être bénéficié d’une médiatisation plus importante, mais le jeune artiste vénézuélien s’est rapidement imposé comme l’un des piliers de la programmation musicale de Laurent Brunner au château de Versailles et son premier récital, Sopranista, gravé dans les prestigieux studios de Decca en 2022, a reçu bon accueil dans le landerneau musical.
Avec panache, mais non sans une certaine inconscience, Samuel Mariño ouvre le concert en s’attaquant à un Everest du répertoire baroque, l’aria di tempesta « Agitata da due venti » que Cecilia Bartoli a largement popularisé dans les années 1990 en l’inscrivant au programme de son anthologique Live in Italy. Comme on pouvait s’y attendre, la voix n’est pas encore chauffée, les coloratures sont un peu raides et les graves restent prisonniers au creux de la poitrine, faute d’une projection maitrisée.
C’est cependant par gros temps que se reconnaissent les meilleurs marins : balloté par une mélodie tempétueuse qui ne laisse pas un instant de répit à l’interprète, le chanteur tient bon la barre, maintient le cap et réussit à mener sa barque à bon port, provoquant chez le public sceptique une première impression favorable.
Aria après aria, il ne reste alors plus à Samuel Mariño qu’à capitaliser sur cette sympathie pour obtenir des applaudissements de plus en plus nourris. Présenté comme son morceau préféré de tout le programme du concert, « Vanne pentita » permet au chanteur de délivrer des sons filés d’une longueur inouïe et d’incarner le chagrin avec une authenticité bouleversante. Il y a aussi dans la manière dont l’artiste croise les bras pour exprimer le désespoir quelque chose d’un immense tragédien : chez Samuel Mariño, Maria Callas n’est jamais très loin et on ne serait pas étonné qu’il ait beaucoup regardé le live de 1959 à Hambourg pour s’imprégner de la manière dont la Divine fait de ses mains de fabuleux auxiliaires d’expressivité.
Avant d’interpréter « Torbido, irato, e nero », le contre-ténor vénézuélien avertit le public qu’il s’agit d’un air composé pour Farinelli presqu’impossible à chanter : il n’en faut pas davantage pour créer entre la salle et le plateau une connivence qui place instantanément l’artiste sous le regard bienveillant des spectateurs. En l’occurrence, Samuel Mariño négocie intelligemment les chausse-trapes de l’écriture de Scarlatti et délivre du morceau une interprétation propre et virtuose.
Après l’entracte, la qualité d’interprétation du chanteur monte incontestablement d’un cran : la voix s’est chauffée, elle a pris les mesures de l’espace à emplir et les airs de Vivaldi sont tous maitrisés comme on est en droit de l’attendre d’un artiste de sa trempe. De ce florilège d’arias italiens, on retiendra notamment un « Vedrò con mio diletto » qui tient la dragée haute à l’interprétation qu’en livra Jakub Orlinski à Aix-en-Provence en 2017 sur le plateau du Carrefour de Lodéon et, plus encore, le facétieux « Sventurata navicella »,donné en bis, dans lequel Samuel Mariño, libéré de tout trac et assuré de la bienveillance du public, s’abandonne à la beauté hédoniste de son chant et s’amuse avec les musiciens qui l’accompagnent.
Réduit à six membres, le Concerto de’Cavalieri offre à la voix de Samuel Mariño l’écrin idéal pour la soutenir sans jamais la faire passer au second plan sonore. Écrire que cette formation est parfaitement idiomatique dans ce type de répertoire relève de la lapalissade : chacun de ses instrumentistes connait évidemment son Vivaldi sur le bout des doigts et de l’archet, et le Concerto alla rustica qui sert d’ouverture à la soirée confirme immédiatement la familiarité de cet ensemble avec la musique du Prêtre roux. Popularisé par la désopilante scène du lever de la reine dans le biopic Marie-Antoinette de Sofia Coppola en 2006, ce concerto survitaminé est interprété avec un allant jubilatoire qui met successivement à l’honneur tous les pupitres du Concerto de’Cavalieri et la direction éruptive de Marcello di Lisa qui pose sur ses musiciens comme sur le jeune chanteur un regard d’une profonde humanité.
Parmi les instrumentistes, on retiendra notamment le violoncelliste Marcello Scandelli à l’archet sautillant et malicieux et, surtout, le violoniste Enrico Casazza qui a littéralement bluffé la salle par sa virtuosité inouïe au point de lui faire oublier la sacro-sainte règle du silence qu’il s’agirait de respecter entre les mouvements d’un concerto… Ce vendredi à Tours, le public témoignait si spontanément son enthousiasme que pas un membre du Concerto de’Cavalieri n’a paru s’en formaliser !
À l’issue du concert, de longues minutes d’ovation ont porté vers les artistes – et surtout à Samuel Mariño, authentiquement ému de cet accueil – l’affection du public et le plaisir d’avoir partagé tous ensemble un moment précieux de musique. Dans les galeries du théâtre, sous les lambris du foyer ou dans l’immense escalier inspiré du Palais Garnier, on pouvait entendre en prêtant l’oreille la joie de spectateurs peu familiers des voix baroques et du répertoire de contre-ténor s’en retournant chez eux dans la fraicheur de la nuit tourangelle, le sourire aux lèvres.
Alessandro Di Profio peut être fier des Concerts d’automne qu’il a créés il y a neuf ans : ils continuent à former le goût du public ligérien et à élargir toujours davantage l’audience de la musique vivante.
Contre-ténor : Samuel Mariño
Concerto de’Cavalieri
Direction : Marcello di Lisa
Violon soliste : Enrico Casazza
Violon II : Monika Toth
Alto : Gabriele Politi
Violoncelle : Marcello Scandelli
Contrebasse : Luca Cola
Clavecin : Marco Silvi
Agitata, airs d’opéras italiens de l’époque de Vivaldi
Antonio Vivaldi (1678-1741)
Concerto alla rustica RV 151
Agitata da due venti (Griselda)
Dite oimé (La fida ninfa)
Arcangelo Corelli (1653-1713)
Concerto grosse op. 6 n°4
Antonio Caldara (1670-1736)
Vanne pentita (Il trionfo dell’innocenza)
Alessandro Scarlatti (1660-1725)
Torbido, irato e nero (Erminia)
Antonio Vivaldi
Vedrò con mio diletto (Il Giustino)
Quell’augellin che canta (La Silvia)
Anch’il mar par che sommerga (Bajazet)
Concerto RV 212a per la Solennità della Lingua di San Antonio da Padova
Bis
Georg Friedrich Haendel (1685-1759)
Lascia ch’io pianga (Rinaldo)
Antonio Vivaldi
Sventurata navicella (Il Giustino)
Grand Théâtre de Tours, concert du vendredi 18 octobre 2024.