Grands bouquets d’orchestre pour la Sainte-Cécile à Radio France

Pour la Sainte-Cécile, Mikko Franck dirige magistralement l’Orchestre Philharmonique de Radio France dans Dutilleux, Mahler et Richard Strauss

Depuis la fin du XVIe siècle, chaque 22 novembre, compositeurs et musiciens fêtent leur sainte patronne, Cécile, cette vierge romaine du IIe siècle qui dans sa prison chantait dans son cœur et en secret les louanges de Dieu. La tradition s’étend même en Angleterre, pays protestant où, depuis la fin du XVIIe siècle, des compositeurs comme Purcell, Handel, Parry et Britten fêtent à leur tour la sainte en écrivant une ode célébrant leur patronne. À la tête du « Philar » Mikko Franck et la contralto Marie-Nicole Lemieux, en résidence à Radio France cette saison, ont dignement fêté la sainte ce vendredi 22 novembre dans un concert qui marquait le 35e anniversaire de la convention des droits de l’enfant, et les 60 ans de l’UNICEF France auprès duquel l’Orchestre Philharmonique de Radio France s’engage depuis plus de 15 ans.

Le programme faisait une large place au grand, et même au très grand orchestre (jusqu’à 10 contrebasses, huit cors et deux tubas) à la limite du « kolossal » dans une pièce d’Henri Dutilleux, The Shadows of Time de 1997 et Une vie de héros, poème symphonique de Richard Strauss, opus 40, de 1899. Ce diptyque orchestral encadrait le cycle plus intime des cinq Kindertotenlieder de Gustav Mahler que présentait Marie-Nicole Lemieux. The Shadows of Time (Les ombres du temps), commande du chef Seiji Osawa alors à la tête du Boston Symphony Orchestra, enchaîne sans solution de continuité cinq épisodes contrastés et s’ouvre et se ferme avec le tic-tac implacable d’une horloge. Des motifs naissent et disparaissent çà et là comme des ombres, portés par une trompette virtuose ou une clarinette rageuse qui dominent un moment une masse orchestrale rarement sollicitée dans sa totalité. Dutilleux procède plutôt en utilisant ses pupitres par familles de timbres, en opposant par exemple des contrebasses grondantes aux vents et bois, suscitant une grande tension générée par l’effort d’assimiler timbres et motifs. Des lambeaux de mélodies rapidement entrevus passent avant que dans l’épisode intitulé « Mémoire des ombres » un motif plus caractéristique et développé soit porté par trois voix d’enfants posant la question « Pourquoi nous ? Pourquoi l’étoile ? », allusion à la tragédie d’Anne Frank et à la barbarie nazie. Un dernier accès de violence et la trame orchestrale s’effiloche et s’abime rapidement dans un silence de fin du monde, laissant l’auditeur pantelant comme au bord d’un précipice.

Le climat est tout autre chez Richard Strauss dont cette Vie de héros, op. 40 (1898), poème symphonique quasi autobiographique, exprime les certitudes comme les angoisses d’un compositeur-chef d’orchestre comblé dans sa vie privée et sa carrière professionnelle, malgré la lourde tâche de la direction de l’Opéra « Unter der Linden » à Berlin : un Bavarois chez les Prussiens, pensez donc ! Œuvre d’un seul tenant, dans la tonalité de Mi bémol majeur (celle de l’Héroïque de Beethoven), elle déploie six épisodes contrastés présentant le héros, ses adversaires, sa compagne, ses combats, ses œuvres de paix et sa retraite solitaire et mélange le lyrisme le plus échevelé aux ricanements de celui qui cherche à épater le bourgeois, luttant aussi contre lui-même. Comme dans son Don Juan (1889), son Ainsi parlait Zarathoustra (1896) ou son Don Quichotte (1897), abondamment cités avec d’autres dans l’épisode des œuvres de paix, un instrument soliste, ici un violon solo, propulse l’auditeur vers le monde de l’opéra où Strauss s’illustre plus tard et incarne un personnage, ici Pauline, son épouse, dans toute sa perverse complexité. C’est un véritable concerto de violon virtuose avec des traits capricieux et des sauts audacieux vers l’aigu dont Ji-Yoon Park, violon solo, a déjoué tous les pièges avec maîtrise et sensibilité. Il y a dans toute cette œuvre feu, élan et vitalité et un hédonisme certain avec les longs mélismes des cordes onctueuses comme de la crème fouettée, et Mikko Frank prit un plaisir communicatif à infuser à son orchestre l’énergie nécessaire à des prouesses héroïques comme à distiller les langueurs d’une certaine ivresse. Difficile alors de résister à la marée des paroxysmes postromantiques, à ces virevoltes et ces effets descriptifs comme au charme de ces thèmes lyriques éminemment chanteurs qui vous embarquent sans secousse vers un avenir meilleur.

Entre ces deux monuments d’écriture pour très grand orchestre, les Kindertotenlieder de Mahler, sur des poèmes de son cher Friedrich Rückert, offraient un contraste saisissant par leur écriture chambriste et par leur manière de s’approprier, et de liquider, l’héritage wagnérien au cours de ces cinq « Chants pour des enfants morts ». Angoisse, mélancolie et désespoir s’expriment dans des tournures chromatiques et des tempi assez tranquilles et de rares paroxysmes avant la violente tempête du dernier lied, qui laisse place pour finir à une berceuse quasi enfantine apaisée et apaisante, auquel le glockenspiel ajoute des perles de lumière. Sans afféterie, sans grands gestes, digne et recueillie, Marie-Nicole Lemieux, ample palette vocale, ligne de chant parfaitement tenue, graves charnus et aigus souples et ronds, distille, un peu distanciée, les nuances de la douleur, de l’incompréhension et de la confusion entre rêve et réalité. Mais l’émotion est là, sous-jacente, intériorisée, qui affleure, soutenue, et quand elle s’exprime librement à la fin du cycle, on la reçoit comme une balle en plein cœur.

Les artistes

Marie-Nicole Lemieux, contralto.
Orchestre Philharmonique de Radio France, dir. Mikko Franck
Maîtrise de Radio France
Ji-Yoon Park, violon solo

Le programme

Henri Dutilleux (1916-2013)
The Shadows of Time

Gustav Mahler (1860-1911)
Kindertotenlieder

Richard Strauss (1864-1949)
Ein Heldenleben (Une vie de héros), op. 40.

Auditorium de Radio France, concert du vendredi 22 novembre 2024.