Un Orfeo au plus haut !
Orphée a de la chance. Versailles lui est fidèle et permet d’entendre de multiples approches, de la version donné par Leonardo Garcia Alarcon (voir ici le compte rendu d’un autre de ses Orfeo, à la Seine Musicale), à la mise en espace dirigée par Emiliano Gonzalez Toro donnée en 2022, et celle enregistrée par Jordi Savall, proposée sur scène à l’Opéra royal en juin dernier. Ce fut donc au tour de Stéphane Fuget de nous dévoiler « son » Orfeo, qui complète ainsi sa trilogie monteverdienne, après avoir présenté Le retour d’Ulysse et le Couronnement de Poppée à Beaune[1] comme à Versailles, en lien avec trois enregistrements, dont un Couronnement à paraitre bientôt. Disons-le d’emblée, cet version de L’Orfeo, disponible depuis peu, est d’urgence à mettre au pied du sapin de Noël.
Quant au concert versaillais, ce fut un moment à part. Gravir le grand escalier de pierre du château et pénétrer dans le vaste salon d’Hercule donne immédiatement le ton, avec cette impression de se retrouver dans un cadre évoquant celui de la création dans les salons du duc de Mantoue en 1607. Avec ce rare privilège des happy few, porté par la somptuosité du lieu, par la petite jauge (260 sièges), comme par l’extrême qualité de l’interprétation.
Ce moment à part a une histoire. Car Julian Prégardien, Orfeo ardemment souhaité par le chef, était tombé malade au moment de l’enregistrement, à l’automne 2022, entrainant l’annulation du concert et le report de séances d’enregistrement à l’automne suivant. Enfin le concert vint en ce mois de novembre 2024. Et quel moment !
Le célèbre blason instrumental qui ouvre cette favola in musica nous saisit d’emblée. Il ne dessine pas seulement une magnificence orchestrale, comme celle convoquée au disque par René Jacobs, Rinaldo Alessandrini ou Leonardo Garcia Alarcon. Il ouvre une histoire, annonce un drame par l’opulence et la profondeur du geste musical qui, d’emblée, s’inscrit dans une urgence et une théâtralité qui ne se relâcheront pas.
Ce souffle qui porte tout le concert s’est déployé avec des cornets conquérants et festifs, se permettant de libres ornements davantage soulignés en direct qu’au disque. Mais trombones et sacqueboutes scandaient aussi comme un pressentiment tragique. L’opéra s’est ouvert avec l’intervention de la Musique (« Io la musica son ») personnifiée par la voix magique, ductile et suave de Juliette Mey, sur fond de fourmillement instrumental avec les percussions discrètes et perlées de Michèle Claude. La musique respire et vit, se pare de multiples couleurs et affects. Au disque, Gwendoline Blondeel éclaire la Musique d’une voix touchante, là où en concert Juliette Mey bouleverse par son timbre cristallin et sa tendresse, avec de sublimes envolées vocales.
L’ensemble de la distribution a été au diapason, qu’il s’agisse des bergers (Juan Sancho, Vlad Crosman, Paul Figuier, tous particulièrement investis) ou de la Nymphe inspirée de Claire Lefilliâtre. Et lorsque parait Julian Prégardien, dès les premières notes du « Rosa del ciel », accompagné par la harpe subtile de Marina Bonetti, le poète parle. Son « Vi riccordo bosco »…, rayonnant de ferveur amoureuse, est chanté avec un timbre somptueux, une diction gourmande et une joie débordante, regardant avec bonheur vers des accents de musique populaire.
Et l’on passe de la joie exubérante, fêtant le mariage des amants, à la tragédie. À l’annonce de la mort d’Eurydice par une déchirante Isabelle Druet en Messagère affligée, porteuse de la sinistre nouvelle, Julian Prégardien s’immobilise en statue de douleur. Avec le chef, il joue sur les silences et ose, en concert encore plus qu’au disque, un parlar cantando déchirant, aux effets dramatiques renforcés par son jeu de scène. Après son « Rosa del ciel » brillant d’ardeur et de poésie, avec un engagement qui osait des nuances ineffables, la douleur de son « Tu sei morta » est déchirante. L’émotion nous étreint. Le murmure, la plainte, le désespoir : ce n’est pas le beau chant d’Orphée se mirant en lui-même. Il s’agit d’un demi-dieu (« Orfeo son io » !) dont la part d’humanité l’habite et le tourmente. Devant les enfers, son si brillant « Orfeo son io » est fluide, sans ostentation, et son souffle semble infini. Sa prière pour retrouver Eurydice (« rendete mi il mio ben ») est touchante : le carmen de Julian Prégardien est pur enchantement.
Au disque, il y eut de beaux Orphée. John Mark Ainsley avec Philipp Pickett en 1991, Ian Bostridge chez Emmanuelle Haïm en 2003, Furio Zanassi chez Rinaldo Alessandrini en 2007, ou encore Valerio Contaldo, Marc Mauillon (avec Garcia Alarcon et Savall), et Emiliano Gonzalez Toro. Sans oublier le formidable Victor Torres dans la mythique version de Gabriel Garrido en1996. Julian Prégardien s’inscrit ici au firmament par son interprétation si prenante.
On le sait, de nombreux moments de cet Orfeo sont de petits madrigaux à deux, trois, cinq voix… Là intervient le sens de la phrase et des voix de Stéphane Fuget, menant avec un sens de la polyphonie et des contrastes ces petits chœurs chantés par les solistes eux-mêmes, en osmose. Il n’est qu’à écouter au disque le « Ahi caso acerbo » qui clôt ce deuxième acte tragique dans une déploration saisissante avant la ritournelle finale d’une infinie mélancolie.
La suite du concert contrasta, avec une entrée aux enfers impressionnante. Luigi De Donato a campé un Caron encore plus sombre qu’au disque, avant d’endosser le rôle de Pluton avec autant de présence et de moyens vocaux. Il a alors retrouvé Claire Lefilliâtre en Proserpine sensuelle, pour un duo irrésistible (c’est la convaincante Marie Perbost qui tient ce rôle dans l’enregistrement).
Il faudrait détailler toutes les nuances et inflexions souhaitées par le chef-claveciniste, qui détaille la partition comme rarement, choisissant un instrumentarium toujours en situation, jouant sur un continuo varié où le clavecin de Marie van Rhijn comme le théorbe et le chitarrone de Léa Masson font des merveilles. La densité du tissu instrumental, tour à tour joyeux, âpre, soyeux, violent, tendre ou désespéré, montre un orchestre Les Épopées en très grande forme. Ajoutons au bonheur de l’interprétation celui de la prise de son qui rend honneur au fourmillement de détails.
Car il y a cette attention aux mots, à la prosodie, aux ornementations, qui est une des marques de fabrique du travail de Stéphane Fuget. Assister à une séance d’enregistrement, il y a deux ans, permettait déjà d’entendre ce souffle dramatique innervé en profondeur par le travail et la conception du chef. Parler avec des musiciens rompus à cette partition, la jouant sous de multiples directions, faisait entendre leur pleine conscience de ce travail rare.
Orphée, c’est celui qui repousse les limites et les transgresse. Cet Orfeo nous mène aux limites extrêmes de la fusion de la musique et de la poésie dans une grande soirée et un très grand disque.
[1] On peut revoir ce concert de 2022 intégralement ici
Orfeo : Julian Prégardien
Euridice, Musica : Juliette Mey
Messagiera, Speranza : Isabelle Druet
Proserpina, Ninfa : Claire Lefilliâtre
Plutone, Caronte, Pastore, Spirito : Luigi De Donato
Apollo, Pastor, Spirito : Juan Sancho
Pastor, Spirito, Eco : Vlad Crosman
Pastor : Paul Figuier
Spirito : Samuel Guibal
Les Épopées, dir. Stéphane Fuget
Orfeo
Favola in musica S.V. 318 en 5 actes de Claudio Monteverdi, livret d’Alessandro Striggio, créée à Mantoue le 24 février 1607
Versailles, Salon d’Hercule, concert du dimanche 24 novembre 2024