Après le Rigoletto d’un dramatisme étonnant donné en août 2022 au festival de la Côte Saint-André – et tout récemment le Requiem proposé à Aix-en-Provence et à Dijon –, la lecture de La traviata par Le Cercle de l’Harmonie et Jérémie Rhorer était particulièrement attendue. Le chef français allait-il se montrer aussi convaincant dans les registres lyrique et pathétique – qui semblent être avant tout ceux de La traviata – que dans ceux de la violence et de la noirceur qui caractérisent le chef-d’œuvre inspiré du Roi s’amuse, un drame hugolien particulièrement sombre ?
Précisons tout de suite que la démarche de Jérémie Rhorer, ses convictions et exigences artistiques restent les mêmes que celles dont il nous faisait part au cours d’un entretien passionnant accordé à Première Loge Opéra peu avant Rigoletto : adoption d’un la à 432Hz, respect rigoureux de ce qui est écrit dans la partition : la version de l’œuvre entendue ce dimanche après-midi, qui maintient les cabalettes, toutes les reprises, les tempi di mezzo (sections médianes jouant le rôle de transition entre deux parties : pour en savoir plus, voyez notre « Dictionnaire Première Loge »), qui voit l’intégrité des différentes codas préservée, ferait presque passer les versions que l’on entend habituellement sur les grandes scènes nationales et internationales pour des adaptations bidouillées par de médiocres amateurs peu scrupuleux des volontés premières de l’auteur. Le fait est que donnée dans son intégralité, l’œuvre acquiert une densité, une puissance dramatique, mais aussi une évidence incontestables : évidemment, le cantabile de Violetta au premier acte (« Ah, fors’è lui… ») doit faire l’objet d’une reprise, si l’on veut avoir le sentiment que le personnage se cherche et se perd dans sa rêverie amoureuse. Évidemment, Violetta doit chanter la reprise d’« Addio del passato » si l’on veut que le désespoir absolu qui baigne cette page fasse son œuvre sur l’esprit de l’auditeur. Évidemment, Alfredo doit chanter sa cabalette « Oh mio rimorso! oh infamia! », laquelle donne au personnage un côté fougueux, « chien fou », sans lequel le portrait d’Alfredo reste bien incomplet. Il va de soi que le maintien de ces pages traditionnellement coupées demande aux chanteurs un effort non négligeable, d’autant qu’il leur est (enfin !) interdit de se reposer dans les tempi di mezzo ou les codas où, traditionnellement, ils ont pris l’habitude de se taire, le plus souvent pour préparer l’émission d’un aigu par ailleurs apocryphe ! Dans ces conditions, même la cabalette de Germont, sans doute moins inspirée que d’autres pages (« No, non udrai rimproveri »), trouve sa raison d’être dans la mesure où on y entend une cellule rythmique entêtante (sur les mots « rimproveri », « guidato »,…) proche de celle chantée dans le « Un di, quando le veneri » du duo avec Violetta, où la succession de deux triples croches suivies d’une croche font l’impression d’une vrille cherchant à pénétrer l’esprit de la jeune femme, afin de la convaincre du bien-fondé du raisonnement qu’on lui assène.
Pas de coupures, donc, pas d’ajouts non plus (aucune concession aux plaisirs hédonistes et coupables consistant à surcharger la ligne vocale de vocalises ou de suraigus non prévus) ; mais un strict respect de ce qui est écrit, et notamment du rythme, avec un refus de tout rubato excessif, de tout rallentando ou point d’orgue venant rompre ou ralentir la progression de la musique – et donc du drame. On pourrait craindre qu’une telle rigueur ne « dessèche » la lecture et fasse passer les préoccupations d’ordre philologique avant l’émotion. Il n’en est rien. La partition de La traviata se teinte ici d’une âpreté assez inédite, voire d’une certaine violence (mais ce que la morale petite-bourgeoise fait subir à la pauvre Violetta n’est-elle pas d’une brutalité extrême ?), sans pour autant que l’expression de la tendresse amoureuse, les effusions lyriques en pâtissent. On le pressent dès le prélude : le motif d’ « Amami Alfredo » pris dans un tempo assez lent, bouleverse par son dépouillement et l’émotion simple qu’il distille (surtout lorsqu’il est repris par les superbes violoncelles de l’orchestre), quand on croyait, pour l’avoir entendu tant de fois, qu’il n’avait plus aucun secret à nous délivrer. Bravo également à l’Orfeón Donostiarra, jubilatoire au premier acte, et contribuant très efficacement au surgissement du drame lors de la fête chez Flora.
Après la brillante réussite de ces deux premiers volets de la « trilogie populaire » verdienne, un Trovatore s’impose ! Et l’on se prend à espérer également un Boccanegra, dont la mélancolie noire devrait idéalement convenir à Jérémie Rhorer et aux musiciens du Cercle de l’Harmonie.
Vocalement, c’est aussi un très beau moment, grâce notamment à une équipe de seconds rôles vraiment formidable, au sein de laquelle chaque chanteur semble prêt à aborder des rôles bien plus importants que ceux qui leur sont ici confiés. Si l’Annina d’Olivia Boen nous a particulièrement marqué, par l’assurance de son chant mais aussi sa présence scénique, aussi sobre qu’efficace, tous les autres interprètes sont à citer : Valentina Stadler (Flora), Yu Shao (Gastone), Dominic Sedgwick (Douphol), Oleg Volkov (le Marquis), Andres Castante (Grenvil) forment une équipe de comprimari en tout point convaincants. Francesco Demuro est un Alfredo fougueux et tendre, particulièrement à l’aise dans le registre élégiaque, avec notamment un « Pari, o cara » superbement phrasé. En Germont, le baryton mongol Ariunbaatar Ganbaatar est une révélation : son timbre chaud, velouté, son sens des nuances, sa science du chant legato lui permettent d’incarner un Germont inhabituellement humain, qui semble regretter le sacrifice qu’il impose à Violetta au moment même où il le lui demande. Son revirement au dernier acte n’en paraîtra que plus crédible. Un superbe artiste, que nous aurons plaisir à retrouver l’été prochain en Don Carlo de La forza del destino à Orange. Enfin, Rachel Willis-Sørensen, en Violetta, n’est pas loin du sans faute dans l’impossible rôle-titre. Dans ses premières interventions, la voix, assez nettement ancrée dans le grave, surprend un peu : la chanteuse aura-t-elle les aigus et la virtuosité qu’appelle son grand air du I ? La réponse est oui ! Les vocalises de « Sempre libera » sont très correctement exécutées, les aigus couronnant le « ne’ ritrovi » sont fièrement dardés. Mais c’est surtout dans le registre pathétique que la chanteuse excellera, avec un « Dite alla giovine » et un « Afredo, di questo core » de toute beauté, et un « Addio del passato » à tirer les larmes. Une incarnation bien plus habitée que lors de sa (déjà superbe) interprétation bordelaise en 2019 !
Un concert plein d’émotion, qui aurait justifié d’être préservé par un enregistrement.
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Retrouvez Jérémie Rhorer et Rachel Willis-Sørensen en interview ici et là !
Violetta Valéry : Rachel Willis-Sørensen
Alfredo Germont : Francesco Demuro
Giorgio Germont : Ariunbaatar Ganbaatar
Flora Bervoix : Valentina Stadler
Annina : Olivia Boen
Gastone : Yu Shao
Le Baron Douphol : Dominic Sedgwick
Le Marquis d’Obigny : Oleg Volkov
Le Docteur Grenvil : Andres Castante
Le Cercle de l’Harmonie, Chœur Orfeón Donostiarra, dir. Jérémie Rhorer
La traviata
Opéra en trois actes de Giuseppe Verdi, livret de Francesco Maria Piave d’après le roman d’Alexandre Dumas fils La Dame aux camélias, créé au Teatro La Fenice de Venise le 6 mars 1853.
Philharmonie de Paris, concert du dimanche 8 décembre 2024.