Comme l’a expliqué d’emblée Leonardo García-Alarcón, dans ses quelques mots de présentation du programme devant un public attentif et concentré de bout en bout, ce concert italien entre en résonance avec le lieu. Après tout, c’est bien Luigi Rossi (1597-1653) qui amena le premier opéra italien en France, avec un Orfeo pensé pour la cour, et présenté en 1647 devant un jeune Louis XIV de neuf ans.
C’est donc Luigi Rossi qui a ouvert ce grand moment de ferveur lumineuse, porté par des musiciens totalement investis, avec une déploration bouleversante : le « Piangete, occhi, piangete » de son Oratorio pour la Semaine Sainte. Le balancement mélancolique a été initié par les deux violons, le théorbe et la harpe, rejoints par les cornets et saqueboutes avec les deux orgues positifs (dont celui tenu par le chef). C’est alors que les voix des deux sopranos se sont mêlées à celles du contre-ténor et du ténor, et que le chœur a déployé ses ailes[1].
D’une plainte, l’autre : le « Plange quasi virgo » d’Alessandro Scarlatti (1660-1725, le père de Domenico le claveciniste) touche tout autant par son recueillement intérieur que par son agencement musical amenant, là aussi, le chœur à rejoindre et tuiler le quatuor de solistes.
Le ton était donné : élévation, ferveur et ampleur du son. D’ailleurs, Leonardo García-Alarcón n’hésita pas à utiliser l’espace de la chapelle à plus d’une reprise, distribuant des membres du chœur dans les bas-côtés ou bien, dans l’Ave Maria de Giovanni Giorgi, les faisant remonter du fond de la nef jusqu’à l’estrade.
La voix pure de la soprano Maria Chiara Ardolino a emporté la musique céleste du célèbre Miserere de Gregorio Allegri (1582-1652) vers les cimes. Car ce chef d’œuvre, originellement réservé à la seule Chapelle Sixtine, nécessite absolument une voix hors du commun par sa clarté et ses vocalises aériennes à nulles autres pareilles[2].
Le timbre de Maria Chiara Ardolino s’est marié parfaitement avec celui d’Hannah Morrison, les deux sopranos offrant de grands moments de fusion musicale. Parmi les solistes, la voix cristalline du contre-ténor Logan Lopez Gonzalez s’est également détachée à chacune de ses interventions, par sa luminosité solaire, sa fluidité évidente et ce sens musical sachant se fondre dans l’ensemble.
Après un retour à Alessandro Scarlatti (« Ecce vidimus eum »), qui a mis en valeur une fugue rayonnante du Chœur de Chambre de Namur en majesté, place à un compositeur oublié et si cher à Leonardo García-Alarcón : Giovanni Giorgi (1719-1762). C’est là une de ses découvertes et l’un de ses jardins secrets[3], les fastes instrumentaux, saqueboutes et cornets en tête, offrant avec la puissance du chœur un « In omnem terram » rayonnant. Dans le « Dextera domini », les deux violonistes ont distillé une douceur semblant s’enivrer de l’espace, en lien avec des chanteurs captant une tendresse qui a précédé une puissance impressionnante. Du grand art !
Puis vint un moment à part, stupéfiant : le chef s’est éclipsé. Un temps de silence et le voici à la tribune, dos au public car assis à l’orgue de la Chapelle. Il s’est lancé alors dans une incroyable improvisation, mêlant les thèmes de plusieurs des partitions interprétées en concert, avec une liberté, une originalité et une puissance qui ont fait résonner l’instrument dans tous ses états, le poussant dans ses retranchements, utilisant tous les jeux possibles, chantant, sonnant, trompettant, grondant et nous laissant pantois devant une telle invention se terminant par une fugue à quatre voix !
Pour clore ce concert si spécial, la Messe en fa majeur à deux chœurs quatre voix de Giorgi, composée en mémoire du tremblement de terre de Lisbonne de 1755, a fait trembler les murs de la Chapelle Royale par la puissance expressionniste d’un baroque triomphant, sa polyphonie admirable et son exécution superlative. Le Chœur de Chambre de Namur, en majesté, a exulté en des fugues magistrales dans ce lieu solennel de la Chapelle Royale.
Ce programme, le Chœur de Chambre de Namur et la Cappella Mediterranea le connaissent bien pour l’avoir déjà présenté à Genève ou à Rome (au sein de l’église Saint-Louis des Français). Le plaisir de le chanter n’est pas seulement intact, il est inspiré par la beauté du lieu et l’énergie insufflée par leur chef.
Public conquis, enthousiaste. Deux bis. Et le souvenir d’un moment majestueux et profond.
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[1] Vous pouvez retrouver une partie des œuvres du concert dans une captation de 2021 ici : https://www.youtube.com/watch?v=-tTasEehRU8
[2] Chaque écoute rappelle combien Mozart, alors âgé de quatorze ans, eut raison de copier en secret les mélismes vertigineux de cette musique réservée. Il revint une seconde fois l’écouter afin de vérifier qu’il ne s’était pas trompé dans sa transcription de mémoire… sous peine de risquer l’excommunication !
[3] Avec ses complices musiciens, il en a laissé un témoignage discographique dès 2011 chez Ricercar.
Hannah Morrison, Soprano
Maria Chiara Ardolino, Soprano
Logan Lopez Gonzalez, Contre-ténor
Pierre-Antoine Chaumien, Ténor
Matteo Bellotto, Basse
Chœur de Chambre de Namur – Cappella Mediterranea
Leonardo García-Alarcón, Orgue et direction
Roma
Musique polyphonique romaine du XVIIe siècle
Luigi Rossi (1597-1653)
Oratorio per la Settimana Santa, « Piangete occhi, piangete »
Alessandro Scarlatti (1660-1725)
Plange quasi virgo
Gregorio Allegri (1582-1652)
Miserere
Alessandro Scarlatti
Ecce vidimus eum
Giovanni Giorgi (1719-1762)
Motets : In omneterram, Improperium, Dextera Domini, Ave Maria
Messe en Fa majeur : Kyrie, Gloria, Credo, Sanctus, Agnus Dei
Chapelle Royale de Versailles, concert du mercredi 11 décembre 2024.