Un nouveau Werther est né sur la scène du Victoria Hall de Genève. On ne saurait dire si l’accouchement a été facile mais, avouons-le, jusqu’à l’entracte, nous nous sommes demandé si le bébé n’était pas un peu prématuré… Les deux derniers actes ont superbement infirmé ce diagnostic !
Pene Pati est un admirable ténor. Passionné, romantique, à la voix subjugante et à la diction impériale, la Nature a paré l’artiste de nombreuses qualités. Pourtant, pendant toute la première partie cette version de concert mise en espace, il nous a semblé entendre plus un Roméo (celui de Gounod) qu’un Werther. Loin du héros suicidaire neurasthénique, son incarnation tient plus du rêveur solitaire à la béatitude facile (« Ô Nature, pleine de grâce ») que de l’être tourmenté, voire violent.
Il faut dire que Jonas Kaufman a durablement imprimé cette image d’un Werther sombre et hypersensible dans nos oreilles et sur nos rétines. De Pene Pati, il ne faut pas attendre de déferlements de puissance à l’émotion extravertie dans l’aigu. Pourtant, à force de legato impérial, d’allègement de la ligne, de mezza voce, de variations dans les nuances, d’attention au texte et d’inflexions superbement émouvantes, son Werther prend son souffle à la veille de Noël et touche au cœur et à l’âme dans les deux derniers actes de l’opéra de Massenet. Après un Lied d’Ossian superbe de phrasé, sa mort du héros finit de convaincre à la Noël par sa pudeur romantique et ses couleurs vocales diaphanes à la projection jamais prise en défaut. Le Werther de Pene Pati est né, il est divin, il est unique et c’est ce qui fait tout le prix de cette prise de rôle genevoise.
À ses côtes, et pour que les amours de ce jeune Werther soient réalistes, il fallait une Charlotte jouant et chantant dans les mêmes registres. Adèle Charvet, qui fait également ici une prise de rôle en Charlotte, est la partenaire idéale. Les grandes orgues sonores ne sont pas sa première qualité, et tant mieux. La mezzo-soprano a pour elle un sens du texte, de la ligne et des couleurs qui fondent le socle de son art. Comme pour le Werther de Pene Pati, sa Charlotte prend vraiment corps dans les deux derniers actes. Non pas que la petite maman ou les premiers émois de la jeune fille lui échappent mais les passions de la femme amoureuse, rageuse de ses contradictions et de ses douleurs révèlent chez elle des trésors d’émotion et d’extériorisation vocale que nous lui avons peu connus jusqu’alors.
Pour une prise de rôle, la maîtrise vocale et musicale de l’artiste est admirable. Du grand art !!! Allez, pinaillons quand même sur la construction dramatique du fameux « Air des lettres » qui pourrait encore gagner en simplicité et en impact avec un travail de l’architecture rythmique plus poussé. Adèle Charvet est de ce genre d’artiste à qui on peut se permettre d’en demander toujours plus.
Troisième prise de rôle réussie pour l’Albert de Florian Sempey. À lui, la noirceur, la violence et l’expression extravertie des sentiments. Le baryton ne fait qu’une bouchée vocale de ce personnage moins monolithique qu’il n’y paraît. Comme chez ses partenaires, texte et couleurs sont superbement servies (“Elle m’aime…”). Nul doute qu’une véritable mise en scène donnera encore plus de profondeur et de nuances au personnage. Qualités dont Florian Sempey ne manque pas.
Le reste de la distribution est à l’avenant, à commencer par la Sophie de Magali Simard-Galdès, contrepoint idéal à la mélancolie pudique du Werther de Pene Pati et à la souffrance indurée de la Charlotte d’Adèle Charvet. Elle incarne une innocence matinée de gaieté charnelle fort bienvenue. Sa voix très bien charpentée sur toute la tessiture du rôle s’exprime idéalement notamment dans son air “Du gai soleil”, léger, brillant mais comme déjà teinté du drame qui sourd. Moins innocente qu’il n’y paraît, sa Sophie est d’une justesse rare et émouvante. Pierre-Yves Pruvot est également un magnifique Bailli, figure paternelle bienveillante et lucide et d’un juste équilibre entre lyrisme et déclamation. Sebastia Peris et Alix Varenne (Étudiants de la Haute école de musique de Genève – Neuchâtel) sont des Johann et Schmidt, amis du Bailli, plus jeunes qu’à l’accoutumée mais toujours aussi avinés. Comiques, joviaux, rustiques et fort bien chantants, ils réussissent à rester d’une relative sobriété interprétative dans des scènes de « beuverie » qui ne le sont pas toujours. Dans les rôles plus secondaires de Brühlmann et Kätchen, Hugo Fabrion et Elise Lefebvre, également étudiants de la Haute école de musique de Genève – Neuchâtel, font preuve d’une belle présence et ne manquent pas de provoquer sourires et rires dans l’assistance. La Haute école de musique de Genève – Neuchâtel est assurément un vivier de talents !
La Maîtrise du Conservatoire populaire est touchante et bien chantante. Les interventions de ses solistes sont assurées et expressives à souhait, et le petit décalage du premier acte fort habilement rétabli dans le jeu par un Bailli/Pierre-Yves Pruvot aux aguets.
L’orchestre chez Massenet mêlent raffinement et expressivité et Marc Leroy-Calatayud sait admirablement faire sonner ces deux qualités. Il faut dire qu’il a sous sa direction une phalange musicale, l’Orchestre de Chambre de Genève, qui ne manque pas de ressources. Doux et nuancé, délicat et transparent mais aussi sombre et expressif, l’Orchestre de Chambre de Genève et Marc Leroy-Calatayud atteint des sommets de noirceur et de dramatisme dans l’orchestration dense et expressive du quatrième acte.
Bois lyriques et mélancoliques, cordes chaleureuses et tendues à la fois, cuivres en tension maîtrisée, après un premier acte où l’équilibre sonore avec les solistes n’est pas vraiment au rendez-vous, l’ensemble réussit créer une ambiance intime et émotionnelle intense qui participe grandement de la réussite de cette soirée.
Mise en espace sobre, efficace et pas toujours pratique (ce petit podium à l’avant-scène…) de Loïc Richard, mais qui permet néanmoins de donner vie aux personnages et d’être l’écrin parfait (comme la magnifique salle du Victoria Hall) des belles prises de rôles de ce soir.
Ce spectacle est assurément une réussite et un grand Werther est né ce soir alors chantons-lui tous en chœur (sur l’air de « Il est né le divin enfant ») :
« ll veut nos cœurs, il les attend :
Il est là pour faire leur conquête
Il veut nos cœurs, il les attend :
Donnons-les lui donc promptement !
Werther : Pene Pati
Charlotte : Adèle Charvet
Albert : Florian Sempey
Sophie : Magali Simard-Galdès
Le Bailli : Pierre-Yves Pruvot
Brühlmann : Hugo Fabrion (HEM)
Kätchen : Elise Lefebvre (HEM)
Johann : Sebastia Peris (HEM)
Schmidt : Alix Varenne (HEM)
Étudiant·e·s de la Haute école de musique de Genève – Neuchâtel
Maîtrise du Conservatoire populaire
Orchestre de Chambre de Genève, dir. Marc Leroy-Calatayud
Cheffe assistante : Judith Baubérot
Cheffe de chant : Edwige Herchenroder
Cheffe de chœur : Magali Dami
Cheffe de chœur : Fruzsina Szuromi
Mise en espace: Loïc Richard
Werther
Drame lyrique en 4 actes de Jules Massenet, livret d’Edouard Blau, Paul Millet et Georges Hartmann d’après Goethe, créé (en allemand) à l’Opéra Impérial de Vienne le 16 février 1892 (création dans la langue originale française le 27 décembre 1892 à Genève)
Victoria Hall (Genève), version de concert mise en espace, vendredi 31 janvier 2025, 19h30