Ce n’est pas un hasard si Leonardo García-Alarcón a choisi la version de 1731 de ce qui est une des plus belles partitions de Haendel. Le saxon annexé par les anglais, d’ailleurs naturalisé en 1727, savait s’adapter. En 1708, il proposait à Naples un Aci, Galatea e Polifemo, une cantate avec trois chanteurs. En 1718, pour Londres, il reprenait la partition devenue Acis et Galatea, avec cinq solistes. Puis, en 1731, devant le succès de la partition, il retravaille à nouveau ce qui devient un mask, un semi-opéra à la mode de Purcell, dont Haendel a absorbé l’héritage, particulièrement dans ses bouleversantes scènes de déploration. Cette fois, il ajoute un chœur. C’est cette version qu’un jeune Mozart de huit ans découvrit en 1764 à Londres, avant de retravailler la partition à l’allemande en 1788. Durant des décennies, le succès de l’Acis de 1731 fut tel que, bien après sa mort, l’œuvre avait pris des proportions victoriennes : en 1829, on ajouta un ballet tout en le complétant par une version dansée de la Symphonie Pastorale de Beethoven. En 1842, on en fit un opéra à grand spectacle. Et en 1871, Acis et Galatée était devenu un gigantesque oratorio avec des chœurs pléthoriques, joué dans l’immense Crystal Palace londonien devant près de 80.000 personnes… Le temps des masses chorales impressionnantes a sonné. Bernard Shaw, en 1913, s’en plaignait avec son humour habituel : « Si j’étais membre du Parlement, je proposerai un texte de loi prévoyant la peine de mort pour qui exécuterait un oratorio de Haendel avec plus de 80 musiciens, la norme étant de 40 chanteurs et 32 instrumentistes. »
Rien de tel sur la scène de l’Opéra de Versailles. Un orchestre de vingt-six musiciens où dominent une vingtaine de cordes, avec basson, hautbois et flûtes à bec, deux clavecins et un orgue positif. Cinq voix en guise de chœur, ce qui renforce l’aspect madrigalesque de ses interventions au cours desquelles la voix aérienne de la soprano Maud Bessard Morandas se fait remarquer.
Nous sommes transportés dans l’Arcadie heureuse de la nymphe Galatée amoureuse du berger Acis. Mais leur bonheur sera écourté par la jalousie meurtrière du géant Polyphème qui, de rage, écrase Acis sous un rocher. Le chœur pleure sa mort et suggère à Galatée de le rendre immortel. Et le voici transformé en ruisseau, coulant éternellement à travers le bocage. Voilà donc un semi-opéra où le tendre Eros fait de Thanatos un passage vers l’immortalité. Dès son premier air, Acis l’avait chanté : « l’amour narquois dispense une mort délicieuse »…
Dans cette œuvre, ce n’est donc pas l’histoire, tirée des Métamorphoses d’Ovide, qui compte ; le fil en est ténu et peu dramatique (quoique…) C’est la façon dont le compositeur tisse une musique tour à tour champêtre, joyeuse, sensuelle, émouvante, ici éclairée au sens propre par quelques jeux de lumière et une discrète mais parlante mise en espace.
D’emblée, dès l’ouverture bondissante, la Capella Mediterranea donne le ton, incisif et contrasté. Fruité aussi, avec les deux flûtes espiègles de Patrick Beaugiraud et Claire Thomas. Et le premier chœur de chanter joyeusement les plaisirs champêtres, entonné par les cinq chanteurs disposés de part et d’autre du parterre, ce qui ne fut pas le moment le plus harmonieux d’une soirée qui, pourtant, en compta tant.
Le premier des plaisirs était celui distillé par un orchestre très coloré, sous la direction attentive – et parfois bondissante – du chef-claveciniste. On le sait, Leonardo García-Alarcón n’est jamais à court d’idées, d’enthousiasme et de dynamisme. Jouant sur les couleurs de la Capella Mediterrranea, il donne ainsi aux cordes de ce premier chœur une sonorité de vielle à roue. Ici il joue sur les silences, là, il affute les attaques des violons ou travaille l’opulence des cordes graves. Toujours avec un sens du rebond qui amène une vie frémissante et fait parfois swinguer Haendel. Au cœur de ces mélodies simples, partout se révèle une frémissante diversité de l’écriture, dans les couleurs, dans les rythmes et les accents.
C’est la soprano écossaise Rachel Redmond qui a interprété Galatée. Familière de Haendel, du Jardin des voix de William Christie au Festival de Göttingen ou celui de Londres, son timbre léger et fruité, ses vocalises délicatement ciselées, ont parfaitement convenu à la nymphe. Dans son premier air, elle campe une Galatée inquiète, reprochant aux oiseaux de raviver son désir de revoir Acis. Pur enchantement que ce moment où la flûte à bec soprano de Rodrigo Calveyra apporte un contrepoint bucolique aussi virtuose que touchant. Son registre arcadien s’efface à la fin de l’œuvre pour une déploration bouleversante sur la mort d’Acis, entonnée avec le chœur, puis dans son dernier air sombre et détaché, déchirant par son renoncement.
Son Acis, James Way, lui aussi venu du Jardin des voix, est également rompu à Haendel qu’il a interprété sous les baguettes de William Christie, Marc Minkowski ou John Butt. Ses airs sont chantés avec élégance dans une articulation, une projection du son et une musicalité parfaites. Inquiet et en même temps conquérant dans son premier air, il se fait ensuite tendre et touchant dans son duo avec Galatée. Et par un petit jeu de scène, ajoute une note d’humour à la partition lorsqu’il vient s’assoir sur le tabouret du chef, à côté de lui.
Leur rayonnant « Happy we ! », repris par le chœur, se heurte à l’annonce tragique du chœur suivant, sublime déploration annonçant la tragédie « Sortez de votre rêve » : le monstre arrive. Le changement de ton est total – souligné par quelques vaporeux fumigènes. Leonardo García-Alarcón redevient pour un instant chef de chœur, creusant les intonations, dramatisant et même électrisant l’atmosphère.
Si Polyphème n’intervient que dans la seconde partie de l’œuvre, il s’impose immédiatement grâce à l’abattage et la noirceur de la voix de la basse suédoise Staffan Liljas. Son air ne manque ni de surprise, ni d’humour. D’abord parce que le méchant de la bande est musicalement caractérisé par une petite flûte à bec. Ensuite parce que cet instrument le rapproche musicalement de Galatée, pouvant laisser sous-entendre que le couple le mieux assorti ne serait pas celui que l’on croit. L’un comme l’autre parlent de désir ardent – là où Acis est plus en retrait, convenu dans ses mots et sa ligne de chant. Après tout, l’histoire ne dit rien des rapports Galatée – Polyphème après la mort d’Acis…
Valério Contaldo, partenaire fidèle de la Capella Mediterranea, s’est imposé avec autorité en Damon, cet ami d’Acis, tant par sa présence évidente et naturelle que par son timbre et une vocalité toujours aussi subtile. Quant au ténor suisse Fabio Trümpy, il nous a enchanté par la fluidité de son air de Coridon, rajouté en 1731.
Au chœur final, doux amer sous des dehors optimistes, succéda un tonnerre d’applaudissements. Mais le spectacle n’était pas terminé puisque Leonardo García-Alarcón nous a gratifié d’un bis en écho du concert : la Passacaille du King Arthur de Purcell, « How happy the lover ». Et le public donc !
Galatée : Rachel Redmond
Acis : James Way
Polyphemus : Staffan Liljas
Damon : Valerio Contaldo
Coridon : Fabio Trümpy
Maud Bessard Morandas, Soprano
Leandro Marziotte, Contre-ténor
Raphaël Hardmeyer, Basse
Capella Mediterranea, dir. et orgue Leonardo García-Alarcón
Acis and Galatea
Semi-opéra en deux actes de Georg Friedrich Haendel, texte de John Gay incorporant des adaptations ou des pages originales d’autres auteurs dont Pope et Hughes, d’après les Métamorphoses d’Ovide, version définitive de 1731.
Opéra Royal de Versailles, concert du vendredi 31 janvier 2025.