Versailles – Alcina retrouvée : La liberazione di Ruggiero dall’isola d’Alcina de Fransesca Caccini

La rapide Sinfonia introductive, alternants cordes, cornets et sacqueboutes, enchaînant directement sur l’air de Neptune, semble annoncer une œuvre inconnue de Monteverdi. Il n’en est rien, car il s’agit du premier opéra féminin de l’histoire. On le doit à Fransesca Caccini (1587-1645), la fille du célèbre Giulio Caccini.
En son temps, Francesca Caccini fut une musicienne très accomplie, officiant à la cour des Médicis de Florence. D’une famille où chaque membre était investi dans l’instrument, la voix ou la composition, les concerts où elle chantait en s’accompagnant au luth étaient prisés. Seules nous restent d’elle quelques œuvres, dont cette toute première Alcina.
Le livret est dû au poète Ferdinando Saracinelli qui plonge dans le Tasse et l’Arioste. Il raconte la lutte de deux magiciennes, la vénéneuse et langoureuse Alcina et la bonne Mélissa qui rappelle le chevalier Ruggiero à la raison, celle d’une gloire guerrière bien supérieure aux sortilèges d’un amour sensuel.
Moins de vingt années après l’opéra princeps, L’Orfeo monteverdien de 1607, il est clair que le parlar cantando de la secunda pratica a infusé le monde musical italien. Il n’y a pas vraiment d’air à proprement parler, ou si brefs, mais de longs récitatifs, quelques ritournelles et une dramatisation constante qui s’appuie sur le verbe. Virtuosité vocale et diversité des atmosphères font de cet opéra un moment plaisant, parfois touchant (la grande déploration d’Alcina de la deuxième partie), toujours attaché à la caractérisation des personnages. Toutefois, un certain manque de diversité rend l’opéra parfois monotone.
Pourtant, les musiciens d’I Gemelli sont irréprochables de couleurs et d’investissement. Leur répartition de part et d’autre de la scène, tout en aménageant un heureux contraste sonore, laisse l’espace central vide que les chanteurs viennent habiter dans une mise en espace très théâtrale, rendant l’œuvre d’autant plus proche que tout est chanté par cœur – ce qui est remarquable pour une œuvre si rare. En arrière scène, une estrade où les chœurs viennent participer à l’action réglée par les soins de Mathilde Etienne, qui chante également quelques interventions.
L’accompagnement, très présent, de la harpe de Marie-Domitille Murez est un choix bienvenu et peut s’entendre en hommage à Caccini père, grand harpiste en son temps. Reste que le continuo très présent (harpe, archiluth, guitare baroque et clavecin) se fait parfois trop sonore et envahissant. Peut-être était-ce dû au lieu.
Dans le rôle de Ruggiero, la voix au timbre mordoré d’Emiliano Gonzalez Toro reste fidèle à sa réputation de vaillance, de projection et d’incarnation. Une fois de plus, Mathias Vidal nous comble par sa voix puissante et son jeu dramatique, irrésistible dans le chœur de monstres. Le ténor Jordan Mouaïssia campe un berger chantant et les interventions de la basse Nicolas Brooymans démontrent un grand sens de la ligne et de la musicalité. Quant au quatuor féminin, omniprésent pour chanter demoiselles et sirènes, de ces quatre voix qui s’accordent se remarque tout particulièrement celle, fruitée, aérienne et plus que prometteuse d’Amandine Sanchez.
Par les choix interprétatifs conjoints d’Emiliano Gonzalez Toro et de Mathilde Etienne, associés dans la direction du spectacle, les deux protagonistes rivales proposent des facettes plus contrastées et subtiles que le livret semble le proposer. Ainsi, Melissa oscille entre noirceur et empathie. Est-elle si bonne fée que cela, elle qui appelle Ruggiero au combat et use de sortilèges violents pour le/se débarrasser d’une amoureuse ? Lorrie Garcia, la mezzo marseillaise au timbre profond, sait jouer sur l’ambivalence avec panache. Et l’Alcina que campe magistralement Alix Le Saux sombre dans la douleur sincère de la femme délaissée après avoir minaudé (un peu trop) à la première scène. Laquelle est vraiment la « bonne » fée ?
On annonçait une version de concert, ce fut une représentation lyrique habitée, comme chaque spectacle signé Emiliano Gonzalez Toro. Il ne manquait que les décors car l’emploi de quelques subterfuges ne fut pas toujours du plus heureux effet (un tissu bleu-vert légèrement agité pour évoquer les flots, quelques tulles vert vif ridicules pour suggérer les plantes enchantées, qui ne sont autres que les anciens amants d’Alcina, etc…) Était-ce bien nécessaire dans ce cadre somptueux qui est décor à lui seul : ce salon d’Hercule où la toile de fond n’est autre qu’un vaste tableau de Véronèse ? De plus, le lieu est une évocation en miroir du palais de la création, le 3 février 1625 : la Villa di Poggio Imperiale, non loin de Florence, où fresques et tableaux de Rosselli et Manetti ornent les murs de la grande-duchesse de Toscane Marie-Madeleine d’Autriche, commanditaire de l’opéra.

Cette Alcina de Fransesca Caccini est une vraie curiosité, parée de beaux habits musicaux, bientôt à paraitre sous le label Château de Versailles Spectacle. Si loin de l’Alcina de Haendel que proposera l’Opéra de Versailles le 29 avril prochain.
Alcina : Alix le Saux
Ruggiero : Emiliano Gonzalez Toro
Melissa : Lorrie Garcia
Neptune / Astolfo : Juan Sancho
Demoiselle / Messagère : Natalie Perez
Un Monstre : Nicolas Brooymans
Berger / La Vistule : Jordan Mouaissia
Sirène / Demoiselle : Mathilde Étienne, Cristina Fanelli, Pauline Sabatier
Ensemble I Gemelli, dir. Emiliano Gonzalez Toro
Mise en espace : Mathilde Étienne
La liberazione di Ruggiero dall’isola d’Alcina
Opera comica en quatre scènes de Francesca Caccini, livret de Ferdinando Saracinelli, d’après Orlando furioso de l’Arioste, créé le 3 février 1625 à la Villa di Poggio Imperiale de Florence.
Versailles, Salon d’Hercule du Château de Versailles, 3 mars 2025.