Conert Wagner / Mahler – dimanche 2 mars, Auditorium Rainier III, Monte-Carlo
Le concert du dimanche 2 mars donné par l’orchestre philharmonique de Monte-Carlo, placé sous la direction flamboyante de Philippe Jordan, restera dans les mémoires comme un instant de quintessence d’un chant wagnérien retrouvé.
Entre Philippe Jordan et l’orchestre philharmonique de Monte-Carlo, une complicité amoureuse qui emporte tout sur son passage
On pouvait s’interroger sur l’intérêt d’inclure à un concert essentiellement consacré au Tristan wagnérien l’adagio de la Symphonie n°10 en fa dièse majeur, inachevée, de Gustav Mahler : plus « logiquement », on aurait pu penser au Prélude de l’acte I du même opéra… . Dès l’entracte du concert, on était, au contraire, d’ores et déjà convaincu de tout l’intérêt de cette programmation, tant cet opus fondamentalement tendu comme un arc dressé vers l’Eternité relaye un discours que l’on peut, sans trop prendre de risques, qualifier de tristanien. Dès l’attaque andante aux pupitres d’altos seuls, la couleur sait se faire déchirante, fragile et ardente à la fois : le décor est planté pour le reste de la soirée. Assez naturellement, le regard est d’emblée attiré par la gestuelle simple, mais au mouvement gracieux – presque dansant – du bassin et des bras de Philippe Jordan, la partie inférieure du corps restant quasiment immobile. Le regard d’aigle dégageant cette autorité naturelle si souvent observée dans la fosse de l’Opéra de Paris, à l’époque où Jordan en était le directeur musical, entre immédiatement en complicité avec la phalange monégasque, attentive et visiblement à la fête d’être prise en charge, en cette soirée, par pareille baguette. Chatoyants, chantants, grandioses voire caustiques, lorsque certains pizzicati le réclament, les thèmes se succèdent et se mêlent sans que jamais la direction du chef perde de vue l’idée initiale de vision éthérée vers un Ailleurs qui, peu à peu, se rapproche et, après l’entracte, nous conduit à la musique du deuxième acte de Tristan et Isolde.
Les limites de cet article ne permettent malheureusement pas de détailler l’exceptionnel travail d’équipe qui a visiblement été réalisé, pour cette partie wagnérienne du programme, par le chef et l’orchestre philharmonique de Monte-Carlo. Dans les trois temps de ces quelque 1h 20 de musique – l’attente de Tristan, le long duo d’amour, l’intervention du roi Marke et de sa suite – les divers pupitres enchaînent des petits miracles de sensibilité et de dramatisme. On aimerait ici citer le nom de chacun de ces solistes impeccables d’attention aux désirs de leur chef, y compris ceux, pourtant remarquables, de la clarinette basse et du cor anglais – instruments capitaux dans cette partition – dont le nom ne figure curieusement pas dans le programme du site…
J’avoue avoir été immédiatement séduit par les attaques précises, si périlleuses, des cors qui, hors-vue, nous plongent dans la partie romantique de la partition. D’une façon générale, c’est l’infinie poésie du phrasé des instrumentistes monégasques, à la fois dans les moments de tension et dans les instants élégiaques mais bien évidemment aussi dans les si fréquents bruissements qui parcellent ce deuxième acte, qui enchante l’oreille et toute une salle en apesanteur.
Sans que l’expression soit ici galvaudée, il convient d’écrire que, tout au long de cet acte, Philippe Jordan sera parvenu à faire chanter l’orchestre, et merveilleusement.
Des personnalités wagnériennes de taille XXL !
Là encore, pour rendre pleinement justice à la performance qui s’accomplit sous nos yeux, il faudrait d’autres limites que celles d’un simple article, tant chaque inflexion vocale des artistes réunis par l’équipe de l’Opéra de Monte-Carlo aura été passionnante à entendre.
Malgré la brièveté de leurs interventions le Kurwenal du baryton Przemyslaw Baranek et, surtout, le Melot du ténor Neal Cooper – titulaire par ailleurs du rôle de Tristan – s’inscrivent parfaitement dans un projet musical où le chef n’oublie pas qu’avec eux, nous devons être également dans une action théâtrale. Passant tout d’abord par un regard déchirant d’émotion, tourné à la fois vers son neveu tant aimé et son épouse chérie, le roi Marke de Georg Zeppenfeld, l’une des plus grandes basses wagnériennes actuelles, familier, entre autres scènes illustres, du festival de Bayreuth, nous bouleverse par sa capacité constante, lors de son long monologue, à varier les couleurs d’un organe absolument époustouflant de force et de retenue. Dans son récitatif, dialoguant tout d’abord avec la clarinette basse, puis, dans la partie arioso et dans son air proprement dit, avec le hautbois et le cor anglais, Georg Zeppenfeld convie son auditeur à la plus grande attention aux mots employés qui, même pour un non germaniste, résonnent dans leurs contrastes et dans les interrogations qu’ils posent à Isolde et à Tristan. Une prestation parmi les plus belles dans un rôle où nous l’avions pourtant déjà entendu à Bayreuth.
La Brangäne de la mezzo-soprano Ekaterina Gubanova, elle aussi habituée du rôle et récemment chroniquée dans ces colonnes pour sa performance en Princesse étrangère de Rusalka au San Carlo de Naples, évolue sur les mêmes cimes que son illustre collègue. Dès les accents inquiets de son duo avec sa maîtresse, qu’elle apostrophe avec anxiété, on sait que cette Brangäne sera de pure extraction, ce que confirment les aigus fiévreux lancés à Isolde alors qu’elle refuse d’éteindre la torche protectrice. Comme on pouvait s’en douter, lors des toujours si attendus « avertissements » chantés depuis le fond de la scène, la chanteuse donne à entendre un médium à la ligne mélodique infinie qui tient du miraculeux dans la belle acoustique de l’auditorium Rainier III.
Miraculeux, c’est l’adjectif qui vient également à l’esprit lorsqu’on entend la puissance vocale d’Anja Kampe, exceptionnelle interprète du rôle d’Isolde – comme de ceux de Kundry, Brünnhilde, Senta – dont l’ambitus vocal déferle, du grave à l’extrême aigu, sur une salle totalement captivée par tant d’ardeur, sans jamais que la nuance forte vienne s’imposer aux dépens de celle piano. Du « Bist du mein ? » (« Es-tu mien ? ») lancé avec ivresse, dans la partie jubilatoire de son long duo où les contre-ut font mouche, jusqu’à l’acceptation, à l’accent si énigmatique, pour venir retrouver Tristan à Karéol, Anja Kampe fait partie de ses interprètes dont on est convaincu qu’elles feront date dans l’histoire du rôle.
Nous n’avions personnellement jamais encore entendu sur scène le ténor allemand Andreas Schager, considéré comme l’un des plus grands heldentenor de sa génération : en sortant du concert monégasque, force est de constater que non seulement cette réputation n’est pas usurpée mais qu’elle ne traduit que partiellement ce qui émane de cet interprète passionné et totalement enthousiasmant pour le spectateur. Dès son entrée en scène et son fameux « Isolde ! Geliebte ! » (« Isolde ! Mon aimée ! »), Schager, sans pupitre, est un Tristan monumental, pétri de bonté dans l’expression et doté de l’un des organes les plus exceptionnels que l’on ait entendu sur scène dans un emploi wagnérien !
Contrairement à ce que l’on avait pu lire dans certaines critiques de ses prestations à Bayreuth, le chanteur est loin de n’avoir que la nuance forte à proposer à l’auditeur : il n’est pour cela qu’à écouter attentivement son attaque sur le fameux « O sink hernieder, Nacht der liebe » (« Oh descends sur nous, nuit de l’amour ») pour constater chez lui une intelligence parfaite du propos chanté, faite d’attaques toujours pleines de douceur et d’une magnifique sérénité, le tout bien sûr sous-tendu par une pâte vocale parmi les plus ductiles qu’il nous ait été donné d’entendre sur scène. Bien évidemment, c’est pour nous dans l’adresse finale à Marke « O Roi, cela je ne peux te le dire », amorcée par la phrase du Prélude jouée au cor anglais, que se cristallise toute l’émotion simple d’un chant lyrique ici proche du lied.
Est-il nécessaire d’écrire que l’on ressort groggy d’une telle écoute à laquelle le public aura fait un triomphe absolument délirant, rappelant plusieurs fois des artistes visiblement heureux et presque surpris d’un tel accueil ?
Tristan : Andreas Schager
Isolde : Anja Kampe
Le roi Marke : Georg Zeppenfeld
Brangäne : Ekaterina Gubanova
Melot : Neal Cooper
Kurwenal : Przemyslaw Baranek
Orchestre philharmonique de Monte-Carlo, dir. Philippe Jordan
Kira Parfeevets, chef de chant
Gustav Mahler (1860-1911)
Adagio de la Symphonie n°10 en fa dièse majeur ( c.1910, inachevée)
Richard Wagner (1813-1883)
Tristan und Isolde, acte II (1865)
Auditorium Rainier III, Monte-Carlo, concert du dimanche 2 mars 2025