Passionné de musiques baroques[1], Jean-Baptiste Nicolas défriche avec curiosité également les musiques médiévales. Ce programme original autour de La Cène donnait toute la mesure de ses recherches et de son travail de fond.
Dans le réfectoire de l’Église Santa Maria delle Grazie de Milan se trouve l’un des plus célèbres « tableaux » du monde. La Cène de Leonardo da Vinci fut commandée par le Duc Ludovic Sforza pour orner ce qui devait être le mausolée de la famille. Si loin de Versailles[2]…
L’idée du concert est simple : imaginons l’inauguration de cette peinture murale souhaitée par un amoureux de tous les arts, particulièrement épris de musiques. Dans ce cadre religieux, la musique spirituelle s’impose – mais le plaisir de la fête aussi. D’où un programme en deux parties que seul Versailles pouvait se permettre de mettre en valeur avec faste. Car si la première partie du concert se déroulait dans la Chapelle Royale, la seconde emmenait les 450 spectateurs vers la partie profane qui résonnait sous l’immense toile de Véronèse du salon d’Hercule, Le repas chez Simon. Mais l’originalité venait d’abord de l’ordonnancement des partitions choisies.
Tout débutait pas un extrait du Laudaire de Milan, en langue vernaculaire, impressionnante scansion d’un texte sur « la cruelle mort du Christ que chaque homme pleure amèrement ». Sur fond d’un bourdon instrumental joué sur la scène, c’est du fond de la Chapelle Royale que résonnaient ces mots poignants interprétés par les quatre chanteurs accompagnés du chef qui sonnait aussi la buisine cuivrée, cette longue trompette de près de deux mètres, soutenue par les épaules des quatre compères.
Était-ce un effet d’écho (voulu ou impensé ?) à la salle du réfectoire de Milan ? Car on ne peut oublier que face à La Cène se trouve une Crucifixion de 1495, que l’on doit à Giovanni da Montorfano. Ce chant, ce choix spatialisé entraient donc en totale résonance avec le sujet du concert.
Le ton était donné, qui enchainait avec les profondes Lamentations de Jérémie de Franchinus Gaffurius (1451-1522). Moine, théoricien de la musique, Gaffurius composa messes et motets et eut l’honneur du seul portrait que réalisa Leonardo da Vinci. De cette suave polyphonie à quatre voix d’où se distinguait le timbre pur de la soprano Clara Penalva.
Puis se tuilaient deux œuvres très différentes mais toutes deux liées à la Vierge. Car Jean-Baptiste Nicolas avait choisi d’alterner la Missa Ave Maris Stella de Josquin Desprez (1450-1521) avec la Missa Galeazscha de Loyset Compère (1445-1518), dédiée aux Sforza, en travaillant la spatialisation. Du côté gauche de la scène, deux vielles, un luth, une viole, le clavicytherium et la voix aérienne de Clara Penalva pour une musique apaisée avec des mélismes issus de l’Ars subtilior. Du côté droit, changement de ton et de couleurs avec sacqueboutes, bombarde, organetto et flûte qui accompagnaient trois chanteurs, desquels ressortait l’alto lumineux et puissant de Cyrille Lerouge.
L’ensemble porte bien son nom : Consort Musica Vera, à la recherche d’une musique vraie, ce qui passe autant par un approfondissement musicologique des sources que par un choix d’instumentarium adapté. Ainsi, durant le concert, Michel Pozmanter laissait parfois sa vielle pour un cervelas d’une étrange sonorité sombre. D’une famille d’instrument à anche double, ce lointain ancêtre du basson est rare. Il n’existe d’ailleurs que deux facteurs au monde, l’un américain (avec des délais de commande de dix ans…) et l’autre romain à qui l’on doit l’instrument entendu ce jour.
Tout le concert prouvait à quel point ces musiciens sont concentrés sur leur instrument, s’écoutant les uns les autres, dans un travail subtil de tous les instants mis en valeur par Jean-Baptiste Nicolas. Le chef-chanteur est aussi à l’organetto, au clavicytherium, à la buisine, à la trompette à coulisse. Il n’est donc pas le seul à jouer de plusieurs instruments, le flûtiste Julian Rincon passant ainsi de la bombarde à la dulciane.
Photos Marc Dumont
La première partie de ce concert décidément pas comme les autres se terminait par le sombre retour du Laudaire de Milan. Et cette évocation de la Passion De la crudel morte de Cristo nous renvoie à cette Crucifixion qui fait face à La Cène à Milan. Cette musique si prenante semble venue du fond des temps et tous les musiciens nous entrainaient dans cette procession macabre et populaire, où Cyrille Lerouge délaissait sa voix d’alto pour chanter en baryton avec autant de rayonnement et de musicalité. Et c’est par le silence que s’achèvait ce moment hors du temps.
Changement de décor et de musiques donc pour cette seconde partie. L’ensemble du public fut invité à se diriger vers l’escalier Gabriel. Là, une fanfare précédait l’entrée dans le salon d’Hercule. Debout, les spectateurs assistaient à la partie profane en admirant les lieux.
Les Nymphes, nappés de Josquin Desprez ainsi que des extraits du Chansonnier de Bellini rappelaient combien l’écriture savante empruntait aux traditions de chansons populaires et combien profane et sacré se mélangeaient dans l’inspiration musicale. Ces deux heures de spectacle nous mettaient vraiment « tous en Cène » à Versailles !
————————————————————-
[1] Jean-Baptiste Nicolas a signé un très bel enregistrement consacré à La naissance de Versailles (Édité par Château de Versailles Spectacle en 2023.)
Consort Musica Vera
Jean-Baptiste Nicolas : Orgue, clavicytherium, buisine, trompette à coulisse, chant et direction
Musiques pour l’inauguration de La Cène de Leonard de Vinci par les Ducs Sforza de Milan (1498)
Chapelle Royale et Salon d’Hercule – Château de Versailles , concert du 23 mars 2025