Des Noces de Suzanne ? Bien sûr, il s’agit du mariage d’un Figaro habile et réactif, haut en couleurs dans la caractérisation de Robert Gleadow, déjà applaudi à Versailles dans le même rôle en janvier 2023, truculent, hâbleur et très en voix (malgré quelques aigus délicats comme dans son « Se vuol ballare, signor Contino » par ailleurs très convaincant). Bien sûr, ce sont les camouflets renouvelés que subit le Comte qui font de de cet opéra tiré de Beaumarchais un brulot, trois ans avant la Révolution Française qui vint mettre un terme aux privilèges de la noblesse. Et le timbre puissant de Florian Boesch, la ligne vocale d’une assurance et d’une noblesse rares donnaient au personnage toute sa force brutale et autoritaire.
Face à lui, la Comtesse pourrait sembler fragile là où elle est amoureuse au point de pardonner à deux reprises. Anett Fritsch lui prêtait de belles intonations, délicates, avec une vocalità séduisante. Le chant y était somptueux, voluptueux même, auquel ne manquait que ce petit rien qui fait de ses deux grands airs, « Porgi amor » et « Dove sono » deux moments suspendus, hors du temps. Chérubin était agité par ce désir qu’il ne sait pas encore nommer et Anna Lucia Richter vibrionnait, avec enthousiasme dans un « Non so più » haletant et un « Voi che sapete » qui aurait mérité plus de poésie que de vocalises. À la piquante Marceline de la mezzo Anna-Doris Capitelli répondait le Bartolo du très mozartien baryton Riccardo Novaro. Et le moment tant attendu, l’air de Barberine ouvrant le dernier acte, déployait une pure mélancolie dans la voix de la sémillante Shinyoung Kim. De fait, chaque chanteur s’insérait à l’unisson d’un magnifique travail d’ensemble, celui souhaité et porté par Giovanni Antonini.
Alors, pourquoi parler des Noces de Suzanne ? Ce n’est pas là un opéra de Mozart redécouvert, encore moins un opéra comique dans la veine de Victor Massé et de ses Noces de Jeannette. Il s’agit de l’impression laissée ce soir par l’interprétation du concert donnée au Théâtre des Champs Élysées. Une évidence.
Car la grande triomphatrice de la soirée fut bien la Susanne de Nikola Hillebrand : l’incarnation est solaire, racée, d’une parfaite musicalité, d’une grâce et d’un jeu de scène campant une soubrette qui a l’abattage élégant. La voix n’a cessé de prendre de l’ampleur au cours des quatre actes d’une soirée mémorable. Elle fut rayonnante dès son duetto avec Figaro « Se a caso madama la notte ti chiama », enjôleuse dans son duo avec le Comte « Crudel perche finora » jusqu’à atteindre un sommet d’émotion dans son dernier air, « Deh, vieni, non tardar ». Quelle mozartienne[1] !
Ajoutons que le continuo au pianoforte était particulièrement délicat et que ce spectacle bénéficiait d’une mise en espace qui, loin de faire regretter une réelle mise en scène, permettait (comme c’est de plus en plus souvent le cas) de se concentrer sur la partition et d’apprécier le jeu particulièrement investi de l’ensemble des protagonistes. Une légère réserve concerne le jeu trop extraverti, parfois à la limite de l’histrionisme d’un Figaro qui occupe beaucoup l’espace – alors que tous les autres chanteurs étaient d’une justesse de ton accordée à leur rôle, de l’inénarrable jardinier campé par Riccardo Novaro à la raideur comique du Don Basilio de Joshua Spink.
L’œuvre entière était portée par un élan de folie orchestrale pensée et réalisée au cordeau, grâce à des instrumentistes de haut vol, à commencer par les pupitres de violons, cristallins, d’une homogénéité et d’une ductilité confondantes dès l’attaque de l’ouverture. Violoncelles et contrebasses n’étaient pas en reste, avec de beaux effets soulignant l’air du Comte « Vedro mentre io sospiro ». Le Kammerorchester Basel des grands jours était porté par l’énergie de tous les instants insufflée par un grand chef, Giovanni Antonini. qui en faisait un personnage à part entière. Il sut creuser chaque détail de la partition, attentif à chaque moment – et le tourbillon de cette folle soirée fut bien au rendez-vous.
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[1] Avant de la retrouver dans le même rôle sur la scène de l’opéra de Zurich en décembre prochain, voir la mention de sa Pamina dans La Flûte enchantée en novembre dernier à l’Opéra.
Le Comte Almaviva : Florian Boesch
La Comtesse Almaviva : Anett Fritsch
Figaro : Robert Gleadow
Suzanne : Nikola Hillebrand
Chérubin : Anna Lucia Richter
Marceline : Anna-Doris Capitelli
Barberine : Shinyoung Kim
Don Basilio / Don Curzio : Joshua Spink
Bartolo / Antonio : Riccardo Novaro
Kammerorchester Basel – Basler Madrigalisten, dir. Giovanni Antonini
Les Noces de Figaro
Opera buffa en 4 actes de Wolfgang Amadeus Mozart, livret de Lorenzo da Ponte d’après Le Mariage de Figaro de Beaumarchais, créé le 1er mai 1786 au Burgtheater de Vienne.
Paris, Théâtre des Champs Élysées, concert du mercredi 26 mars 2025.