Les démarches interprétatives « historiquement informées », que l’on s’attend surtout à voir appliquées aux œuvres médiévales, baroques ou classiques, gagnent progressivement le répertoire du XIXe siècle, avec notamment une entreprise menée depuis sept ans sur le Ring de Wagner par Kent Nagano qui, avec ses collaborateurs se propose de renouveler notre approche du cycle wagnérien en renouant avec ce qui, possiblement, caractérisait la prononciation, la direction d’orchestre, la nature des instruments ou encore la mise en scène à l’époque de la création des œuvres. La démarche est cette fois-ci appliquée à la deuxième journée de la Tétralogie, Siegfried, donné en version de concert ce vendredi 4 avril 2025 à la Philharmonie de Paris.
Le héros éponyme, ce soir, apparaît de prime abord vêtu comme un petit voyou de banlieue au sourire ravageur – qui parvient parfaitement par son jeu de scène à faire croire au tempérament fougueux et juvénile de celui qui, en proie aux interrogations qui l’assaillent, est en quête de son passé. Mais ne nous y trompons pas, le ténor belge Thomas Blondelle est dans ce rôle une révélation (à Paris du moins car on a déjà pu applaudir cet interprète à Nancy dans Manru). Habitué du chant wagnérien, il a déjà tenu le rôle de Siegfried à Prague sous la direction de Nagano et a reçu un triomphe l’an dernier à la Deutsche Oper dans le rôle de Loge. Ce soir il tient le rôle-titre de cette deuxième journée du Ring, rôle ô combien éprouvant et qui requiert tant. Et il nous tient béats d’admiration devant sa facilité à affronter avec vaillance ces trois actes avec la même ferveur et sans montrer le moindre signe de fatigue. Les moments héroïques ne manquent pas, tels la fin de l’acte 1 où il reforge l’épée brisée et gardée par Mime, tout en chantant d’une façon claire comme le cristal « Nothung, neidliches Schwert! », ou, plus tard, lorsqu’il lance ses « Hoho! Hoho! Hohei ! » pendant que le feu régénérateur jette ses flammes. Mais on apprécie également dans sa prestation des moments de pure émotion, comme au deuxième acte quand il parcourt la forêt tout en méditant avant de dialoguer avec l’oiseau après avoir tué le dragon. La projection de sa voix au 3e acte quand il invoque Brunhilde (« Erwache! Erwache! Heiliges Weib! ») est phénoménale tant sa puissance, couvrant tout l’orchestre avec naturel, emplit toute la Philharmonie. On en frissonne encore !
Le rôle de Mime est tenu par Christian Elsner. On doit ici avouer notre déception. Si le chanteur a à son répertoire Siegmund et Parsifal, il était le seul ce soir à lire la partition, donnant l’impression qu’il déchiffrait et découvrait sa partie tant la plupart de ses gestes semblaient peu adaptés au texte. Par ailleurs, sa façon de chanter le rôle d’un ton professoral convainc peu. Dommage, car la voix est incontestablement belle, mais il y manque définitivement cette pointe de perversité et de malice que savaient si bien distiller un Graham Clarke ou un Heinz Zednik sans parler de Paul Kuën.
Derek Welton, baryton australien, est aguerri aux rôles wagnériens. Il a chanté Klingsor à Bayreuth et fut déjà, il y a trois ans, Wotan dans le Rheingold de la Deutsche Oper. Ici, il maîtrise totalement le rôle de Wotan qu’il chante sans partition tout en parcourant la scène, en pleine interaction avec ses partenaires. Son chant évoque parfois, par la qualité de son legato, l’immense James Morris. Malgré quelques limites dans les aigus, la voix est forte et puissante. Son imprécation à Erda au début de l’acte 3 est particulièrement impressionnante. Un grand moment aussi que cet affrontement avec Mime à l’acte 2 où il finira par obtenir la tête de ce dernier, long dialogue où la ligne mélodique, tout en retenue, est parfaitement maîtrisée.
L’Autrichien Daniel Schmutzhard, déjà remarqué dans les Meistersinger à Bayreuth en 2019, s’implique totalement dans le personnage d’Alberich, vocalement et physiquement (ses mimiques, comme il se doit, font froid dans le dos !) Avec son timbre sinistre et noir à souhait, malgré un rôle court, il est une des voix marquantes de cette soirée.
L’opéra n’est peut-être pas le genre de prédiction de Gerhild Romberger, mais Erda est un rôle qui lui convient bien. Elle l’a déjà abordé en 2023 dans une production de Rheingold, déjà avec le concerto Köln sous la direction de Nagano. Dans ce très court rôle, la voix est fort belle, par moments métallique. Mais elle arrive à insuffler parfaitement l’émotion de son personnage.
Fafner est ici campé par Hanno Müller-Brachmann, baryton-basse allemand. Il chante tout son rôle derrière l’orchestre en se servant d’un gigantesque cône porte-voix, avant de le laisser et de rejoindre le devant de la scène au moment de sa mort. La voix amplifiée de cette façon est un peu déroutante (mais sans doute s’agit-il d’un procédé utilisé à l’époque de la création de l’œuvre ?) et on a du mal à bien en apprécier tous les contours.
L’oiseau est superbement chanté par un tout jeune garçon du Tölzer Knabenchor. Malgré son jeune âge, il chante naturellement, mêlant justesse et puissance. Tonnerre d’applaudissements amplement mérités au moment des saluts. Dommage que son nom ne figure pas dans le programme.
La soprano suédoise Åsa Jäger est une des grandes chanteuses wagnériennes du moment. Brünnhilde est depuis des années un des rôles qu’elle affectionne particulièrement. Son aisance à projeter sa voix est extraordinaire. Les premiers mots qu’elle prononce, « Heil dir, Sonne! » sont d’une admirable pureté cristalline et d’une bouleversante puissance. Le dernier duo de l’Acte 3 où elle rivalise de puissance avec Siegfried avant le dernier tutti final est admirable de grâce et de beauté et tire les larmes.
Le Concerto Köln et le Dresdner Festpielorchester, sous la baguette de Kent Nagano, sont littéralement fabuleux et mériteraient à eux seuls une critique entière. Comment ne s’en tenir qu’à certains moments ? On retiendra pourtant les préludes des actes 1 et 2 où les pupitres sont tout en nuances, aussi bien pour évoquer la forge de Mime que la forêt où sommeille le dragon Fafner ; mention spéciale aux contrebasses (placées à gauche), et aux violoncelles qui sont d’une grande beauté. Le prélude de l’acte 3 est hallucinant de puissance et de précision. Un intermède plutôt bien agencé que celui où Siegfried est censé joué du pipeau pour réveiller le dragon et où le hoboïste debout dans l’orchestre fait semblant de jouer faux devant lui. Essentiels dans Wagner, les pupitres de cuivre furent tous remarquables et recevront un triomphe lors des derniers saluts.
Un grand merci au maestro Nagano pour son immense travail qui nous a permis de vivre ces instants, tout en découvrant au fil de notre écoute de nouvelles sonorités que nous n’avions pas l’habitude d’entendre. Triomphe absolu et rappels sans nombre pour tous, de la part d’une salle debout criant son bonheur après ces quatre heures de musique. Heiaho! Haha! Haheiaha! Et la Philharmonie devint Walhalla !
Siegfried : Thomas Blondelle
Mime : Christian Elsner
Der Wanderer : Derek Welton
Alberich : Daniel Schmutzhard
Fafner : Hanno Müller-Brachmann
Erda : Gerhild Romberger
Brünnhilde : Åsa Jäger
Dresdner Festspielorchester, Concerto Köln, dir. Kent Nagano
Siegfried
Opéra en 3 actes de Richard Wagner, créé le 16 août 1876 à Bayreuth.
Version de concert donnée à la Philharmonie de Paris le vendredi 4 avril 2025.
2 commentaires
Jolie critique pour un concert auquel je n’ai pas assisté. Ca donne envie. Merci.
Si sur le fond je suis d’accord sur la qualité de ce concert et le bonheur d’avoir été présent dans la salle, pour tout dire ce Siegfried m’a emballé ; cette recension comporte toutefois des inexactitudes : les deux seuls à chanter par cœur étaient Gerhild Romberger et Derek Welton (Wotan très noble, que je n’ai pas trouvé limité dans les aigus mais dont les notes graves manquaient peut-être un peu de consistance) , tous les autres avaient une partition soit papier, soit électronique). Par ailleurs l’instrumentiste (en effet plein de fantaisie) qui faisait le « pipeau » de Siegfried était le cor anglais. L’orchestre a été magnifique, en particulier le pupitre d’alto très sollicité dans les actes 1 et 2, et les cuivres ont été brillants même si le premier cor (naturel) a eu 2 ou 3 petits accrocs. Le cône porte-voix de Fafner est d’époque et pas une fantaisie du maestro Nagano. Une exécution dynamique, jamais lourde, infiniment musicale. Ces quatre de musique sont passées bien trop vite. Je prévois d’aller à Cologne ou Dresde l’an prochain pour die Götterdämmerung s’ils ne viennent pas à Paris.