À Bordeaux, Jacques Offenbach, Marc Minkowski et Vincent Huguet règlent leurs Contes, pour la plus grande joie du public
Photos : © Eric Bouloumié
Trop longs, Les Contes d’Hoffmann, si l’on prend en compte les récentes découvertes musicologiques – avec notamment un quatrième et un cinquième actes (Venise et l’épilogue) considérablement étoffés ? Ce n’est certes pas l’avis du public bordelais, dont l’attention exceptionnelle ne s’est pas relâchée un seul instant durant les presque 4 heures qu’ont duré le spectacle, et qui se lève comme un seul homme pour remercier les artistes au rideau final.
« La » version officielle des Contes n’existe pas (voir notre dossier Avant-spectacle : Les Contes d’Hoffmann). Si les dernières recherches de Michael Kaye ou Jean-Christophe Keck permettent de connaître l’intégralité de ce qu’a composé Offenbach, jouer l’intégralité de la musique retrouvée et/ou reconstituée ne correspond sans doute pas à une quelconque volonté du compositeur, homme de théâtre autant que de musique, et qui n’hésitait pas à couper impitoyablement dans ses œuvres lors des répétitions afin de gagner en efficacité dramatique. Dans ces conditions, il faut s’en remettre aux choix du chef d’orchestre et du metteur en scène, en espérant qu’ils seront pertinents et ne nuiront pas à l’esprit de l’œuvre.
À l’issue des représentations bordelaises, on est en droit de penser que la version retenue (déjà entendue lors d’un concert mémorable à Paris salle Pleyel en 2012 avec Sonya Yoncheva et John Osborn) fait mieux que tenir la route : en dépit de sa (relative) longueur (mais se pose-t-on la question pour Parsifal, Guillaume Tell, Les Huguenots ?), elle est à la fois cohérente et efficace, et mériterait de s’imposer comme une des versions (la version ?) de référence pour la scène (il s’agit d’une version « opéra » , donc sans les dialogues parlés). Certes, l’acte vénitien, en dépit des scènes retrouvées et ajoutées, n’est toujours pas parfaitement clair sur le plan dramatique, et fait entendre dans son finale une musique étrange, dans laquelle des bribes d’idées mélodiques se succèdent en procédant plus de la juxtaposition que de la véritable construction. Mais on sait un gré infini à Marc Minkowski de faire entendre l’air de Giulietta (« L’Amour lui dit : la belle… »), le chœur d’hommes a capella de l’épilogue, empreint de mélancolie désenchantée (« Folie ! Oublie/Tes douleurs »), ou encore de n’avoir pas procédé à des coupures dans les pages les plus fascinantes de l’œuvre (le duo Giulietta/Hoffmann, le trio Crespel/ Hoffmann/Miracle), comme le fait, entre autres, l’Opéra de Paris avec une constance remarquable depuis plus de 20 ans maintenant.
Après une Vie parisienne proposée sur cette même scène il y a deux ans et qui n’avait guère convaincu, Vincent Huguet propose cette fois une vision de l’œuvre forte et cohérente. La scénographie est habile et esthétiquement séduisante (les éléments mobiles permettent de figurer sobrement et efficacement tantôt l’entrée d’un théâtre, tantôt la taverne de Luther, tantôt des ponts vénitiens) ; les personnages sont tous fortement individualisés, grâce à une direction d’acteurs extrêmement travaillée mais aussi de beaux costumes contribuant à caractériser les personnages. Les petits rôles (les valets, Schlemil) revêtent une importance inaccoutumée, de même que certaines scènes secondaires (ainsi la joute verbale entre Hoffmann et Lindorf, au premier acte, laisse-t-elle deviner toute la violence, à peine contenue, qui oppose les deux hommes). Certains tableaux, très forts, marquent durablement les esprits, tels l’image d’Hoffmann, abandonné comme mort sur les marches d’un opéra déserté (finale de l’œuvre), le convoi funèbre au tout début de l’acte vénitien, où l’on emporte les « corps » sans âme d’Antonia et du violon de Crespel (subtile allusion au conte d’Hoffmann dans lequel l’âme du violon se brise au moment où Antonia meurt) ; ou encore le trio avec la mère d’Antonia, absolument saisissant, au cours duquel sont projetées les images très anciennes d’une vieille gloire de l’Opéra triomphant dans une salle en délire. L’impression est telle que la salle, en dépit des efforts de Marc Minkowski pour ne pas rompre la continuité du discours musical, explose en longs applaudissements.
Musicalement, la soirée est presque constamment une fête pour l’oreille. Le mérite en revient avant tout à l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine, aux couleurs chatoyantes et poétiques (belle barcarolle, légère et diaphane, dans sa version jouée par le hautbois – et non les violoncelles – entres les actes IV et V) et aux chœurs, excellement préparés par Salvatore Caputo, remarquables de précision (les contretemps des « Glou ! glou ! glou ! » du premier acte sont enfin parfaitement respectés !) et capables de rendre justice au chant bruyant des étudiants assoiffés, à la tristesse prégnante du chœur d’hommes de l’épilogue, ou encore la consolation pleine de noblesse de l’apothéose finale.
Marc Minkowski adore l’œuvre et croit ardemment en sa puissance poétique. Cela se voit, cela s’entend. Certains choix surprennent parfois (les premiers accords du prélude, cinglants, presque brutaux ; le tempo, qu’on en droit de juger un peu trop rapide, de la rêverie d’Hoffmann pendant la « Légende de Kleinzach » ; celui du trio Crespel/Hoffmann/Miracle, au contraire très lent – c’est, cependant, pour mieux mettre un valeur l’inquiétant accelerando qui suit). Mais il sait aussi comme peu d’autres mettre en lumière les joyaux dont la partition regorge : les solos de violoncelle, l’instrument de prédilection d’Offenbach (pour le motif de Stella par exemple), le tapis soyeux déployé par les cordes lorsqu’Hoffmann chante « Il suffit d’un regard pour embraser les cieux ! », l’accompagnement ondoyant et sinueux des altos, des violoncelles et de la clarinette pendant le duo entre Hoffmann et Giulietta,… Sous sa baguette, l’œuvre conserve, durant les cinq actes, une remarquable unité stylistique et dramatique, entraînant le public dans une aventure musicale et théâtrale intense. Les spectateurs ne s’y trompent pas, qui réservent au chef un accueil triomphal au rideau final.
Distribuer Eric Huchet, clair de voix et de diction, en Nathanaël ou Schlemil, dit à quel point la distribution a été soignée. Christophe Morgane, décidément incontournable dans le répertoire offenbachien (on l’a déjà applaudi la saison dernière dans Barkouf ou Barbe-Bleue), est un Spalanzani drôle et inquiétant à souhait. La voix sombre et puissante de Jérôme Varnier (Luther et Crespel) ne l’empêche nullement de déclamer son texte avec clarté. C’est même lui qui remporte, ce soir, la palme de la meilleure diction, tant le chanteur donne à chaque instant l’impression de parler en chantant ! Son Crespel, aux accents nobles et émouvants, est particulièrement convaincant. Étonnant Marc Mauillon : dans son quadruple rôle (traditionnellement distribué à un ténor plutôt qu’à un baryton), il attire constamment l’attention, même en Andrès – où il ne chante pourtant que des monosyllabes – tant son jeu scénique est amusant ! L’excellente projection de sa voix fait qu’il ne pâlit vocalement jamais aux côtés des premiers rôles ; et, avec l’aide de Vincent Huguet, il propose une interprétation vraiment très intéressante de Franz (plus pitoyable et émouvant que drôle dans son admiration – son amour caché ? – pour Antonia) et de Pitichinaccio, véritable rival d’Hoffmann et non bouffon insignifiant.
La puissance vocale et la noirceur du timbre de Nicolas Cavallier servent au mieux les quatre figures du diable, dans ses airs (électrisant « Dans les rôles d’amoureux » de Lindorf, que l’accompagnement de l’orchestre, nerveux et haletant, rend particulièrement inquiétant ; envoûtants couplets de Dapertutto : « Répands tes feux dans l’air… »), mais aussi, plus généralement, dans chacune de ses apparitions (son Docteur Miracle, tout de noir vêtu, le visage dissimilé sous un large chapeau, est vraiment effrayant…). Aude Extrémo ne renouvelle pas tout à fait l’excellente impression laissée par sa Carmen lilloise de juillet dernier : cette fois-ci, la diction se fait, de temps à autre, légèrement confuse ; et la ligne, entre de beaux graves assurés et des aigus éclatants, fluctue quelque peu dans le médium. Son engagement, cependant, est complet, et son « Vois sous l’archet frémissant », que Hoffmann/Adam Smith accompagne lui-même (et fort bien !) au violon remporte tous les suffrages.
Hoffmann (Adam Smith), précisément, est sans doute l’élément le plus problématique de la distribution. Les couleurs barytonnantes de son timbre le poussent plus d’une fois à forcer dans les aigus. La fatigue venant, l’accident vocal n’est jamais loin dans les deux derniers actes (« Ô Dieu, de quelle ivresse… » fait entendre un aigu pour le moins douloureux), et les erreurs dans le texte se multiplient. Surtout, en dépit de louables efforts pour alléger et émettre quelques piani, l’impression que l’on retient est celle d’un chant en force manquant de la suavité indispensable à certaines pages. L’ensemble n’est pas indigne cependant (il vient à bout de ce rôle long et épuisant entre tous, ce n’est pas un mince mérite), et l’interprète, jeune, beau, très à l’aise scéniquement, campe un Hoffmann convaincant. Il reçoit d’ailleurs des applaudissements nourris de la part du public. La critique, enfin, ne peut que rendre les armes devant la performance (le mot n’est pas trop fort) de Jessica Pratt.
C’est peut-être Olympia qui convient le moins aux moyens actuels de la chanteuse, non pas en raison des aigus (ils sont lancés avec force et précision), mais de vocalises manquant parfois légèrement de netteté. Sa Giulietta en revanche (elle ose la version virtuose de « l’Amour lui dit : la belle… ! » – et non celle simplifiée que les sopranos chantent habituellement sur scène), et surtout son Antonia n’appellent que des éloges. Capable d’exprimer l’émotion la plus intense (bouleversant trio avec la mère !) comme la tendresse la plus ineffable (la reprise pianissimo du finale « Des cendres de ton cœur », ou son duo d’amour avec Hoffmann – heureusement donné dans son intégralité –, chanté à fleur de lèvres), elle remporte un triomphe absolu et illustre, par l’exemple, tout ce que l’œuvre gagne, sur les plans dramatique et musical, lorsque les différentes héroïnes sont confiées à une seule et même interprète.
Hoffmann : Adam Smith
Stella, Olympia, Antonia, Giulietta : Jessica Pratt
Lindorf, Coppélius, Miracle, Dapertutto : Nicolas Cavallier
La Muse, Nicklausse, la Voix de la mère : Aude Extrémo
Andrès, Cochenille, Frantz, Pitichinaccio : Marc Mauillon
Luther, Crespel : Jérôme Varnier
Orchestre National Bordeaux Aquitaine, dir. Marc Minkowski
Choeur de l’Opéra National de Bordeaux, dir. Salvatore Caputo
Mise en scène : Vincent Huguet
Opéra National de Bordeaux, représentation du 26 septembre 2019